est plus bornée que nos idées. » C’est beaucoup moins penchant à matérialiser la pensée que répugnance à se prononcer sur la nature des choses, et besoin exagéré de montrer sans cesse les bornes de l’esprit humain. C’est toujours la défiance pour les lois absolues de la raison, pour tout ce qui n’est pas fondé sur la perception directe, c’est le défaut d’une conception assez vigoureuse de certains principes d’évidence et de nécessité, qui entraînent Locke à supposer possible ce dont l’impossibilité ne lui paraît pas démontrable par l’expérience. Dire qu’on ne sait si Dieu, dans sa toute-puissance, ne pourrait pas attacher la pensée comme propriété a la matière, quoi de plus simple, quoi de plus innocent en effet, et qui serait scandalisé de lire cela dans un livre de théologie ? Au fond, la définition de l’âme suivant Aristote, décrétée comme orthodoxe par un concile, est tout autrement scabreuse que l’opinion de Locke qui, sans rejeter l’hypothèse d’une matière pensante, distingue essentiellement le corps de l’esprit. Dire que l’âme est la forme du corps ou la pensée une propriété possible de la matière, c’est des deux côtés courir de grands risques. Locke s’abstient de ces hasardeuses définitions ; mais il cède à son aversion pour toute prétention à la connaissance absolue. Descartes a distingué la substance en corps et en esprit ; il a dit, non d’ailleurs sans effaroucher les théologiens, que l’étendue était l’essence de l’un, la pensée l’essence de l’autre. Statuer sur l’essence des choses, voilà ce qui scandalise Locke. Qu’en sait-on, et comment oser dire ou laisser entendre qu’une chose est nécessairement comme elle est, sans être dans le secret de la création ? Voilà sa raison de douter ; ce n’est pas de l’immatérialité de la pensée qu’il doute en effet, c’est de la théorie des philosophes sur la substance, sur l’essence, enfin sur la nature des choses. La théorie cartésienne est très belle, et elle semble vraie, au moins dans la mesure de nos connaissances ; mais elle n’est pas sans objections, et elle en a encouru de la part de ceux qu’on soupçonne le moins de raisonner comme Locke. Demandez aux nouveaux disciples de saint Thomas ce qu’ils en pensent. Au fond, Locke pose mal sa question. Il n’y a point de doute que la matière, en tant que matière, ne saurait penser. La vraie question philosophique serait celle-ci : Dieu a-t-il pu donner à l’être la matérialité et la pensée ? — Mais Locke ne s’est guère douté de son contemporain Spinoza.
Le même tour d’esprit, j’ai presque dit le même travers, a entraîné le plus inébranlable ami d’une inébranlable justice à des assertions plus graves et plus fâcheuses, qui en mineraient les fondemens. Encore cette fois ce n’est pas le fond de sa doctrine qu’il faut accuser : il ne croit nullement que la morale soit variable en