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et les bureaux. Ceux-ci se trouvaient ainsi transformés en véritables groupes de suspects, et, comme tels, guettaient avec une anxiété fiévreuse toute occasion de désarmer, par de bruyantes explosions d’impérialisme, l’attention défiante du maître. De leur côté, les meneurs terroristes de 1848, les commandans piquets ou zinglins de département, d’arrondissement et de paroisse qui, dans le principe, croyaient pouvoir se permettre vis-à-vis de « papa Soulouque » les récriminations et les bouderies de l’intimité avaient été éclairés à temps, par de significatifs exemples, sur le danger de faire dissonance à l’enthousiasme réglementaire. Non contens de s’y associer, ils l’aiguillonnaient, jusqu’au sang parfois, — à quoi ils trouvaient pour leur compte, et comme fiche de consolation, la jouissance favorite du chef nègre, le suprême plaisir de tourmenter et d’épouvanter le bourgeois. Les masses elles-mêmes, bien que graduellement arrivées aux dernières limites de la lassitude et de la désaffection, semblaient obéir avec l’entrain des premiers jours au signal de publique allégresse que donnaient chaque voyage de Soulouque et chacun des nombreux anniversaires officiels du pays. Le nègre, qui prend si volontiers la tolérance pour de la faiblesse, fait par contre de la violence la mesure de l’autorité, et Soulouque en était venu à lui représenter, sous ce rapport, l’idéal de l’autorité. Ce peuple enfant, si indocile sous le gouvernement libéral de Pétion, si railleur pour le gouvernement débonnaire de Boyer, si agressif devant le gouvernement démocratique des Hérard, dansait et chantait pour l’empérêr jusqu’à trois jours et trois nuits sans interruption. Quand d’aventure la fatigue ou la faim avait raison de ces organisations à part, une larme silencieuse était l’unique protestation du danseur récalcitrant contre le bâton qui lui interdisait la sortie des tonnelles[1]. Sous cet unisson de terreurs convoquées de points si opposés pour hurler, grogner, bêler le dévouement, une oreille moins prévenue que celle du vieux monarque nègre eût malaisément deviné l’unisson des haines et la solidarité graduelle des intérêts. Voici comment s’était nouée cette implicite conspiration.

Je l’ai dit : la perspective de tomber de mal en pis, la crainte qu’après Soulouque la meute des terroristes qu’il tenait en laisse ne se ruât sur les propriétés et les personnes, avaient un moment donné une sorte de sincérité à l’impérialisme forcé de la bourgeoisie ; mais Soulouque, en abattant ou muselant pour son propre compte les plus indociles de la bande, avait lui-même supprimé l’épouvantail qui le protégeait. Pierre Noir[2], ce chef de la jacquerie

  1. Assemblages de tentes dressées à l’entrée des villes, les jours de réjouissance publique, pour recevoir les divers groupes de danseurs.
  2. Fusillé. Pierre Noir ne visait à rien moins qu’à fonder dans le sud une petite royauté à l’africaine, qui aurait ou pour loi fondamentale l’extermination des mulâtres et des blancs.