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du sud qui refusait si dédaigneusement argent et grades, l’argent parce qu’il savait où en prendre, les grades parce qu’il visait au seul que Soulouque ne pouvait pas lui conférer ; — Similien[1], ce disert et funèbre ivrogne qui fit subir, huit mois durant, à la classe aisée de Port-au-Prince les angoisses d’une véritable agonie ; — frère Joseph[2], le prophète et le sorcier des deux fractions du parti ultra-noir ; — le prince Bobo[3], l’ex-forçat Bobo, le chef le plus influent des pillards du nord ; — enfin ce Voltaire Castor[4], qui, à lui tout seul, traduisit un jour en nègre la scène de nos massacres de septembre, avaient successivement payé tribut aux défiances cette fois bien fondées du monarque. Soulouque n’avait garde, bien entendu, de donner à ces actes de salutaire énergie le caractère d’une réaction. Les cachots avaient beau s’ouvrir pour recevoir quelque nouvel hôte piquet ou zinglin, ils ne rendaient en échange aucun prisonnier bourgeois, et si d’aventure les prisonniers des deux catégories se rencontraient à la porte, c’est qu’on les menait fusiller de conserve. Soulouque semblait, en un mot, avoir pris à tâche d’entretenir la muette exaspération des vaincus en même temps qu’il dissipait les seules craintes qui pussent en comprimer l’explosion. — La mort naturelle de Bellegarde, de Jean

  1. Mort en prison, pendant notre séjour à Port-au-Prince, vers la fin de 1853. Le bruit courait le matin même qu’il allait être fusillé à midi par suite de la découverte d’intelligences qu’il entretenait avec Jacmel ; mais il mourut à neuf heures, — fort à propos pour Soulouque, qui pouvait concevoir quelque inquiétude sur l’effet moral de cette exécution. Par une singulière fatalité, Similien, qui ne pardonnait pas aux hommes de couleur le moindre mélange de sang européen, Similien est mort dans une peau blanche. Ce phénomène de décoloration, qui peut du reste s’expliquer par les ravages de la maladie, donna naissance à la rumeur qu’on s’était secrètement débarrassé de Similien quelques jours avant, sauf, quand sa mort s’ébruiterait, à substituer un autre cadavre au sien.
  2. Noyé par accident plus ou moins fortuit dans le trajet de Port-au-Prince aux cachots du môle Saint-Nicolas.
  3. Mort, il y’a quelque temps, dans les bois, où il était réfugié depuis 1851.
  4. Fusillé lors de la dernière campagne, c’est-à-dire de la dernière déroute de Soulouque dans l’est. Au premier coup de feu, il s’écria « qu’empérêr avait moqué peuple » en assurant qu’on ne rencontrerait pas d’ennemis, et il tourna bride avec son régiment, dans le dessein, dit-on, d’aller recommencer pour son compte, vers le sud, la jacquerie de 1848. Averti à temps, Soulouque fit couper et cerner le régiment en le sommant de livrer Voltaire Castor, que les soldats, avec cette mobilité qui caractérise le nègre, lui passèrent immédiatement. Au moment de mourir, Voltaire Castor s’écria d’une voix câline : « L’empérêr, pitit l’empérêr, l’empérêr chéri, mettez-moi aux fers, mettez-moi aux travaux forcés, faites-moi balayer les rues ; mais, pitit l’empérêr, ne me fusillez pas ! — Travaux forcés,… balayer les rues ? .., répondit l’empereur, qui savait trouver en ces circonstances le mot pour rire. Vous connaissez déjà ça, il vous reste à faire connaissance avec la fusillade. » Et il donna l’ordre d’en finir.