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En effet, Geffrard ne conspirait pas ; mais les circonstances conspiraient pour lui. L’homme que la bourgeoisie vaincue regardait comme la tradition vivante des idées de fusion et de liberté était justement celui vers lequel semblaient de préférence converger les sympathies de la classe inférieure à mesure qu’elles s’éloignaient de Soulouque. Dans l’expédition de 1849, où il fut blessé en tête de sa division, Geffrard, déjà aimé pour son humanité, son entrain et sa bravoure, avait achevé de se rendre populaire par sa constante préoccupation des besoins du soldat, fort peu gâté sous ce rapport. Dans l’expédition ou plutôt dans la débâcle de 1855-56, sa popularité s’augmenta encore du contraste de la bestiale indifférence avec laquelle Soulouque usait de la force humaine. Alors qu’officiers et soldats n’avaient plus entre eux d’autre lien qu’une commune préméditation de désertion ou de révolte, la voix de Geffrard, soit qu’elle ordonnât, soit qu’elle encourageât, eut constamment le privilège d’être écoutée. Laissé, lors de la retraite définitive des Haïtiens, à l’arrière-garde avec mission de ramener l’artillerie à travers un territoire à peine praticable pour les piétons, et où la route était jalonnée par les fusils, les gibernes, les sacs de cartouches et même de biscuits que l’infanterie, irritée ou épuisée, semait au passage pour alléger sa marche, Geffrard put arriver au quartier-général de Banica, distant de trente lieues, sans avoir perdu un canon ou un caisson. Ses hommes s’attelaient ou se butaient gaiement aux pièces dans les endroits difficiles, et les accès de colère que la lassitude ou la faim faisait ça et là circuler dans les rangs se traduisaient par ces mots ou à peu près, que les noirs de tout grade allaient lui glisser en confidence : « Chai gènéal (cher général), quand vous voudrez,… vous savez ? Vous n’aurez qu’à m’avertir. » Ces offres détournées de candidature avaient fini, dans les derniers temps, par poursuivre Geffrard jusque dans les rues ; mais, s’il était amené à s’expliquer, le général répondait invariablement qu’il était l’obligé de l’empereur.

Cette situation, qui était une garantie pour Soulouque, puisqu’elle laissait l’instrument révolutionnaire aux mains du seul homme qui ne se crût pas en droit de s’en servir, cette situation aurait pu se prolonger indéfiniment sans la comète de 1858. Les comètes, auxquelles on peut reprocher ailleurs plus d’un manque de parole, jouissent d’une autorité méritée dans notre ancienne colonie. La comète de 1811 annonça le siège de Port-au-Prince ; celle de 1843, la révolution qui renversa Boyer, et, coïncidence singulière, qui, de part et d’autre, ne pouvait manquer plus tard d’être remarquée, la queue de cette comète de 1843 fut appelée par le peuple le panache de Geffrard, par allusion à la coiffure un peu théâtrale du hardi partisan