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me rappelle à peine avoir vue, était alors mourante ; ma sœur n’avait pas vingt ans, et mon père, frappé de paralysie, était déjà condamné à une immobilité presque complète. Nous quittions un des plus beaux hôtels de la ville de Condom, et ce n’était pas précisément l’amour de la campagne et de la solitude qui nous conduisait dans ce désert. Mon père fuyait ses nombreux créanciers, qui, après avoir fait main basse sur les métairies de la vallée et sur tout ce qui pouvait avoir de la valeur, ne nous avaient laissé que ces ruines et ces friches, et encore bien malgré eux. Ma mère avait des reconnaissances dotales qu’il fallait couvrir ; mais, abusant de l’attachement que mon père avait voué à ce domaine qui porte son nom, ils le lui avaient fait garder, bien que dans l’état où il se trouvait il ne donnât pas un sou de revenu. Pour être juste, il faut dire que mon pauvre père ne devait pas supporter seul la responsabilité de la ruine de notre maison. Depuis longtemps, nos immenses propriétés étaient grevées de toutes les façons. Les substitutions et les arrêts de défaut nous avaient protégés sous l’ancienne législation ; l’heure de l’égalité devant les créanciers avait enfin sonné, et ceux-ci, aidés des huissiers, s’étaient enfin rendus maîtres de cette terre, qu’ils avaient assiégée pendant tant d’années.

Si mon père avait eu un peu d’ordre, il eût pu néanmoins sauver du naufrage une grande partie du patrimoine de nos ancêtres. Il avait épousé une demoiselle d’Asparens, appartenant à une famille moins ancienne que la nôtre, mais beaucoup plus riche. Ce mariage s’était fait dans des circonstances assez romanesques. Mon père avait plus de quarante ans lorsque la révolution éclata. Il était d’humeur débonnaire et fort aimé de ses voisins. Cela ne l’eût pas protégé contre des dénonciations intéressées, qui enrichirent tant de gens à cette époque ; mais ses affaires étaient en si mauvais état qu’il eût légué à la nation plus de procès que de profit. Il avait dépassé l’âge de la réquisition, de sorte que pendant les années dangereuses de la révolution il employa son temps à chasser le lièvre, à cacher des prêtres non assermentés, à rassurer quelques vieilles douairières transies de frayeur. Une de ces douairières était la comtesse d’Asparens. Son mari avait été tué à l’attaque des lignes de Wissembourg. Son fils était en Allemagne. Elle était restée seule avec sa fille, que la révolution avait surprise au moment où elle allait prononcer ses vœux. La confiscation, qui avait frappé les biens du comte d’Asparens, avait respecté les biens de la comtesse, qui habitait à Condom un grand hôtel assez délabré. Malgré sa grande fortune territoriale, elle vivait dans un état voisin de la gêne. Les denrées ne se vendaient pas, les fermiers la payaient en assignats ; elle osait à peine se montrer, et n’avait d’autre ami que le baron de