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de ses mains en faisaient presque un phénomène. Sa figure n’était pas moins extraordinaire, son teint avait la couleur de la brique, ses yeux étaient remarquables par leur extrême petitesse et leur vivacité, son nez était resté à l’état rudimentaire, et sa bouche, d’une grandeur démesurée, ne rachetait pas ce que les autres traits avaient de disgracieux. Sa physionomie avait quelque chose d’égaré, et quand elle eut mis le flambeau sur la table, elle s’assit auprès du feu, se couvrit la figure de son tablier, et se mit à pleurer et à sangloter. Le baron essaya de la consoler, et, tout en lui parlant, il lui frappait doucement sur la tête, comme on fait aux enfans.

— C’est la pauvre Marceline, dit-il, la seule servante que ma sœur ait jamais consenti à conserver auprès d’elle. Marceline, ajouta-t-il, faites du thé pour monsieur, et apportez des cigares.

La petite femme se dressa aussitôt sur ses jambes et partit sur-le-champ avec une vivacité qui témoignait de son ardeur à exécuter les ordres qu’on lui donnait.

Elle revint quelques minutes après. Pendant son absence, le baron me raconta l’histoire de Marceline, et bientôt, presque malgré lui, il me raconta la sienne, dominé qu’il était par les souvenirs que réveillait la triste cérémonie de ce jour-là. Pendant toute cette longue nuit d’hiver, dans ce château où il était né, il évoqua le fantôme de ses jeunes années. À peine s’apercevait-il que j’étais là. Peut-être ce récit, qui ne me fatigua pas un seul instant, ne paraîtra-t-il pas entièrement dénué d’intérêt. C’est l’histoire d’individualités qu’on rencontrait souvent il y a cinquante ans, mais qui commencent à devenir rares aujourd’hui.

II.

Il y a cinquante ans, me dit le baron, Mombalère n’était pas un château, c’était une ruine. Nul n’aurait pu s’imaginer que des créatures humaines, et surtout des personnes habituées aux douceurs de la civilisation moderne, consentissent jamais à habiter ce repaire de loups et de corbeaux. Les tours étaient dans le plus pitoyable état : découvertes, éventrées, sapées par des éboulemens, elles menaçaient de s’écrouler sur ceux qui leur demanderaient un abri. Les environs ne valaient guère mieux. La nature avait repris tous ses droits sur les terres qui environnaient le château, et qui jadis avaient été bien cultivées. Ce n’était partout que broussailles, bruyères incultes, ajoncs épineux, marais insalubres, taillis encombrés de ronces, de plantes grimpantes, et ressemblant à des forêts vierges. Ce fut dans cette agréable habitation que mon père nous conduisit, ma mère, ma sœur et moi. Je n’avais que cinq ans. Ma mère, que je