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fermer Alphane ; en effet, le lendemain les bohémiens disparurent, et pendant la nuit qui précéda leur départ, il y eut une razzia complète de tous les chevaux qui se trouvaient au pacage. Depuis cette époque, ils ne reparurent plus dans les environs de Mombalère.

Telle fut ma vie jusqu’à l’âge de dix-neuf ans. Rien ne pouvait faire prévoir que je quittasse jamais Mombalère, lorsqu’un soir il fut décidé, devant le feu de la cuisine où nous étions tous rassemblés, que la semaine suivante, monté sur Alphane, je commencerais sérieusement mes caravanes. Voici ce qui donna lieu à cette résolution importante. Jean d’Hiver avait été envoyé à la foire de Manciet pour vendre une paire de bœufs et en acheter une autre. Il n’y était pas allé seul toutefois. Zulmé lui avait adjoint Marceline pour contrôler les marchés qu’il devait faire, car ma pauvre sœur n’avait aucune confiance dans l’intelligence masculine. Elle avait bien quelque raison : mon père n’avait su que manger sa fortune, je n’étais bon qu’à courir les bois et à lire des romans, Jean d’Hiver ne savait pas prononcer deux paroles de suite. N’était-ce pas Zulmé et Marceline qui seules pourvoyaient aux besoins de la maison ? Aussi Zulmé avait-elle le plus parfait mépris pour la loi salique, et elle n’était pas loin de penser que les hommes étaient des êtres inutiles, sinon nuisibles, dans la création. Lorsque Marceline revint, elle nous annonça que M. le comte d’Asparens l’avait chargée de nous présenter ses complimens. Il s’était beaucoup informé de ce que faisait M. le chevalier, et l’invitait à venir passer quelques semaines au château d’Asparens.

En entendant nommer le comte, Zulmé prit son air le plus dur et le plus hautain ; mais mon père s’agita sur son fauteuil, et s’écria en bégayant : — Oui, oui, que le chevalier aille à Asparens. Il se rouille à Mombalère ; il faut qu’il fasse ses caravanes.

— Léandre ira à Asparens, répondit Zulmé.

En donnant son assentiment à ce voyage, elle avait pourtant le cœur plein d’amertume. Le frère de notre mère était mort depuis longtemps ; le comte actuel était notre cousin. À une époque éloignée, lorsque mon père rendait au nom des Mombalère cet éclat qui dura si peu, il avait été question d’un mariage entre Zulmé et son cousin. Ils se voyaient souvent, il y avait même entre eux un échange de correspondance. Je ne sais quels étaient les sentimens du jeune d’Asparens. Zulmé, quant à elle, l’aimait de toutes les forces de son âme. Elle fut donc cruellement déçue lorsqu’après notre fuite à Mombalère elle écrivit à son cousin et que ses lettres restèrent sans réponse. Elle souffrit en silence ; elle était trop fière pour se plaindre. Où aurait-elle trouvé une confidente ? Heureusement les soucis de notre situation, qui pesaient tout entiers sur elle, vinrent