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moyens. Les gouvernemens n’ont pas interdit la course aux particuliers pour s’en attribuer le privilège sous une autre forme et en mettre les excès sous leur responsabilité. La civilisation sous ce rapport a fait un grand pas. Dans les derniers conflits qui se sont élevés, on a pris à tâche d’éloigner des populations inoffensives le poids des hostilités : ce sera l’honneur de notre siècle de mettre cette immunité à l’abri de toute atteinte.

Il ne s’agit donc plus de surprises d’aventurière, il s’agit de descentes régulières opérées par des corps d’armée. Or une armée n’est pas si maniable qu’on le suppose : elle traîne à sa suite ses chevaux, son artillerie, ses bagages, un matériel considérable ; elle a contre elle le nombre, la difficulté des mouvemens, l’épreuve d’un élément nouveau. Une fois embarquée, elle ne dispose plus d’elle-même, elle ne s’appartient pas. Qu’il y ait une rencontre, un engagement entre la flotte qui la porte et celle qui veut l’empêcher d’arriver à sa destination, cette armée nuit plus qu’elle ne sert, elle est un embarras et point une force ; elle peut être engloutie sans avoir eu l’honneur de lutter. Qu’il survienne une tempête, comme celle qui dispersa l’escadre de Morard de Galles, ou seulement un ressac violent sur les plages où l’on doit opérer, et l’armée d’invasion est réduite à l’impuissance. Vainement compterait-on sur ces hasards qui changent de loin en loin la destinée des hommes et des états. On ne joue pas sur de tels coups de des de nombreuses existences ; la conscience la plus aguerrie reculerait avant de se charger d’un semblable poids. Quel hasard d’ailleurs peut-on attendre en face d’une nation vigilante, d’un territoire populeux, d’une côte incessamment sillonnée, de vigies toujours en éveil, de flottes nombreuses et puissantes, de télégraphes électriques semant l’alerte instantanément, de chemins de fer qui aboutissent à tous les rivages et peuvent en quelques heures concentrer sur le point menacé tous les élémens de la défense ? Comment, avec ce concours de circonstances, croire à un débarquement furtif, fait à l’improviste ? Ce serait insensé. Il n’y aurait de possible qu’un débarquement de vive force, après un combat heureux contre les escadres ennemies. Or ce combat, dans quelles conditions aurait-il lieu, et quelles en seraient les chances ? C’est ce qu’il n’est pas sans intérêt d’examiner.

Supposons une armée de cent mille hommes, et ce n’est pas trop pour une si rude entreprise, réunie dans un ou plusieurs ports de la Manche. Il faut qu’on la répartisse sur les bâtimens qui doivent la transporter. Dans la prévision d’un engagement, les vaisseaux combattans resteront libres ; les charger de troupes serait les énerver et les paralyser. Une flotte de transport serait donc nécessaire. Pour estimer ce qu’elle doit être, les données ne manquent pas. En Crimée, cent bâtimens, et dans le nombre quarante vaisseaux ou frégates