Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 23.djvu/533

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

où le repos l’attend ; mais j’étais perdu dans une route folle où chaque effort et chaque nouveau pas ne pouvaient que m’égarer davantage. On arrive bientôt à ne plus rien poursuivre. On marche, et c’est tout. Encore comment marche-t-on ? Vous me direz peut-être qu’il y a la raison, et qu’elle n’a pas été donnée à l’homme pour être jetée dans un coin comme un outil brisé ou quelque instrument inutile… J’en avais ma petite dose comme tout le monde, et certainement la raison a sa part d’influence dans les affaires d’ici-bas ; mais il y a la jeunesse, et l’exemple, et l’eutraînement, et la vanité, et la faiblesse, et le long cortège des mauvaises occasions qu’on se garde bien de laisser échapper ! Je suis entré dans la vie sans garde-fou, et voilà pourquoi je n’ai pas toujours été le maître.

Tout cela fut dit avec un accent de bonhomie et de franchise où l’on sentait une pointe de mélancolie. Berthe se rapprocha de Francis ; il lui prit familièrement le bras. — Çà, ajouta-t-il, à présent que ma confession est faite, me donnerez-vous la main ?

— Cela dépend, répondit-elle ; j’y suis disposée, mais il faut que vous rebroussiez chemin.

Francis se mit franchement à rire. — Oh ! la singulière personne que vous êtes ! dit-il. Vous parlez des choses les plus difficiles comme de croquer des groseilles. Songez donc que j’ai trente ans… Vous saurez un jour ce que c’est,… très tard sans doute ;… mais enfin vous le saurez.

— L’âge n’y fait rien ;… il suffit de vouloir, répliqua-t-elle brusquement.

La pluie vint à tomber ; ils entrèrent dans une méchante hutte bâtie par un garde au bord d’un bois. Assis côte à côte sur une large pierre plate et les pieds dans la mousse, ils regardaient devant eux. Un troupeau de brebis paissait dans une lande ; le berger, roulé dans sa cape, mangeait un morceau de pain sous un arbre. Le paysage n’avait pas d’étendue ; M. d’Auberive le trouvait charmant, bien qu’il regardât sa voisine plus que la campagne. La jeune fille avait les narines gonflées, et cassait des brindilles de bois sec entre ses doigts par un petit mouvement nerveux. — Vouloir ! reprit Francis, c’est bientôt dit ; mais ce n’est déjà pas si aisé.

Un pli se creusa entre les sourcils de Berthe. — Et qu’importe que ce soit aisé si on le peut ? dit-elle.

M. d’Auberive étendit la main dans la direction du berger, qu’on voyait debout contre le tronc d’un vieux frêne.

— Voyez cet arbre, reprit-il : le vent l’a courbé lentement ; comment fera-t-il pour se relever ?

Berthe lui désigna du doigt un plant de vignes qu’on apercevait a l’autre bout de la lande. — Voyez ces pampres, dit-elle à son tour :