Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 23.djvu/552

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

M. Des Tournels descendit, tenant Lucile par le bras ; Berthe marchait près de sa sœur. Comme elles étaient debout sur les dernières marches de l’escalier, attendant qu’on vînt les chercher pour les conduire à leur voiture, Berthe fut saisie d’un frisson qui l’ébranla de la tête aux pieds. M. d’Auberive descendait, donnant le bras à une femme magnifiquement habillée. Francis aperçut Berthe et M. Des Tournels : il rougit, baissa la tête et pressa le pas. Sa compagne étonnée promena autour d’elle ses grands yeux noirs, et les arrêta sur Berthe hardiment. Elle était sur la même marche que Mlle  Des Tournels. En se voyant si près de cette inconnue et presque frôlée par les flots de dentelles qui ondulaient sur ses pieds, Berthe, par un mouvement instinctif, ramena autour d’elle, pour n’en être pas effleurée, les pans de sa chaste robe blanche. Ses genoux tremblaient : la pensée qu’un malheur irréparable venait de la frapper traversa son esprit, M. d’Auberive disparut sans oser tourner la tête de son côté. Berthe s’assit dans la voiture plus morte que vive. Elle avait regardé son père à la dérobée ; l’expression de son visage lui avait fait peur. On ne dit rien pendant la route. Seule, Lucile essaya de parler ; on ne lui répondit pas. Elle se tut, et Berthe regarda par la portière la pluie qui tombait à flots.

Elle passa toute la nuit à pleurer. Pourquoi ? Elle ne le savait pas, et cependant rien ne calmait ses longs sanglots. Quelque chose venait de se briser dans sa vie dont elle n’avait pas conscience. Lorsque, lasse de pleurer, elle fermait les yeux, elle voyait le regard superbe de cette inconnue dardé sur elle et pareil à une lame de feu. Qui était-elle, et pourquoi au bras de Francis ? Berthe sentait bien qu’il l’avait vue ; si donc il ne l’avait pas saluée, c’est que tout était fini.

Le matin la surprit dans ces angoisses ; l’épuisement ne l’en pouvait pas distraire. Après le déjeuner, son père l’attira dans son cabinet, ferma la porte et lui prit la main. Un nuage passa devant les yeux de Berthe.

— Mon enfant, lui dit M. Des Tournels, demain je te présenterai M. Félix Claverond. Il a trente ans, et j’ai la ferme conviction qu’il est digne de toi.

Berthe devint livide, et de la main qu’elle avait libre s’appuya contre la cheminée. La poitrine de M. Des Tournels se souleva. — Ne me parle plus de l’autre, reprit-il avec effort ; aussi vrai que je t’aime, rien n’est plus possible à présent.

Sa fille ouvrit ses lèvres blanches pour parler.

— Tu sais ce que tu m’as promis, poursuivit M. Des Tournels en l’interrompant. L’épreuve est faite… Maintenant, si ta parole ne suffit pas, je t’en prie au nom de ta mère.

— C’est bien, dit Berthe.