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jeux, les embrassait, les couvrait d’une tendresse vigilante, mais retombait en partie dans cette nostalgie inexplicable devant laquelle la science restait impuissante. Elle avait la langueur d’un jeune arbre à demi déraciné. M. Félix Claverond interrogea Lucile pour savoir si Berthe n’avait pas quelque motif secret de chagrin ; Lucile répondit qu’elle ne lui en connaissait point, et s’établit auprès de sa sœur. — Elle aime les enfans, disait-elle, je lui amènerai les miens ; avec ceux qu’elle a, ça fera quatre ; nous ferons tant de bruit qu’il faudra bien que l’Eau-qui-dort se réveille, fût-ce pour une tempête.

Mais le temps n’était plus où l’Eau-qui-dort avait de ces réveils terribles ; elle était alors comme une eau profonde qui garde tout ce qu’on lui confie, et dont la surface immobile n’est troublée par aucun bruit. Elle accueillit sa sœur avec tous les témoignages d’une amitié que la tristesse n’avait pas attiédie, mais on ne vit pas d’amélioration dans son état général. On aurait dit que le ressort de sa vie était brisé ; on ne douta plus que la mort de son père, avec qui elle avait si étroitement vécu, n’en fût la première cause. Lucile, qui ne se tourmentait guère, fut inquiète cette fois. On consulta les médecins les plus fameux. Berthe, qui se prêtait à tout ce qu’on voulait d’elle, écouta l’un comme elle avait écouté l’autre. Le résultat de ces consultations répétées coup sur coup fut que Mme  Claverond était atteinte d’une maladie nerveuse. On recommanda les distractions et les bains de mer. — Eh ! mon Dieu ! s’écria le mari avec un élan qui n’était pas feint, qu’elle achète des chevaux, qu’elle donne des bals, qu’elle dépouille dix magasins d’étoffes et de bijoux,… je lui serai reconnaissant de me ruiner, si elle guérit !

Il fut décidé qu’on partirait pour Dieppe. — Allons à Dieppe, dit Berthe, qui serait partie avec la même indifférence pour l’Australie ou le Kamtchatka.

Il y avait alors plus d’un an que M. Des Tournels était mort. Berthe arriva à Dieppe en compagnie de sa sœur. M. de Sauveloche devait les joindre et passer quinze jours avec elles avant de partir pour l’Écosse, où il comptait chasser les grouses. M. Claverond le remplacerait alors auprès de ces dames. La première personne que Berthe rencontra sur la plage, ce fut M. d’Auberive. Tout son sang ne fit qu’un tour. Sa sœur, qui la sentit trembler à son bras, et qui n’avait rien remarqué, lui demanda ce qu’elle avait. Berthe répondit qu’elle avait vu un enfant renversé par une vague, et que cela l’avait effrayée. — Es-tu nerveuse ! dit Lucile. Mme  Claverond ramena son voile sur son visage. Le soir, elle eut un peu de fièvre ; elle avait la peau brûlante. — Ah ! tant mieux ! dit Lucile ; au moins on sait ce que tu as.