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sans réfléchir à la portée de cette action ; la frégate se mit en mouvement, propagea le feu dans sa marche et causa la perte de cinq ou six autres vaisseaux. Jamais les Turcs n’avaient subi un aussi terrible désastre.

Les brûlotiers, sains et saufs, se rejoignirent à la sortie du port et firent force de rames vers Psara. Canaris s’assit, mèche allumée, sur un baril de poudre, résolu à se faire sauter dans le cas où l’ennemi le poursuivrait. Au point du jour, il se trouva en vue de l’île, et il agita de loin une banderole rouge pour annoncer le succès de son entreprise. Reçu par l’amiral Miaoulis, le vengeur de Chios devint alors le héros d’une de ces fêtes populaires par lesquelles les Grecs des îles célébraient chacune de leurs victoires, et dont le caractère de religieuse grandeur et de patriotique enthousiasme rappelle les fêtes triomphales de l’antiquité. Les anciens offrirent à l’intrépide brûlotier une couronne civique, que ce dernier reçut en rougissant, car il était déjà revenu à son naturel simple et modeste[1]. Ensuite le métropolitain de l’île vint à son tour, précédé de ses prêtres, de ses bannières et de sa croix. À cette vue. Canaris s’inclina, dénoua ses chaussures et prit le chemin de l’église, pieds nus, environné de ses compagnons et suivi de tout le peuple. À peine entré dans le temple, il n’écouta plus que l’inspiration de sa naïve piété, et il alla dévotement allumer deux cierges devant l’image de saint Nicolas[2] ; puis, se dérobant aux ovations dont il était l’objet, il courut abriter sa récente gloire sous l’humble toit de sa famille, tandis que ses compatriotes achevaient les hymnes commencés en sa présence.

L’incendie de la flotte turque à Chios a été le sujet d’un grand nombre d’improvisations enthousiastes. Voici quelques fragmens de l’une de ces chansons que nous avons entendue non point en Grèce même, mais dans l’île des Princes, ravissant séjour situé à deux heures de Constantinople et habité par une petite colonie grecque

  1. La douceur, la simplicité et la modestie sont encore les traits dominans du caractère de Canaris. Nous avons plusieurs fois rencontré ce marin célèbre à Athènes, où il vit assez retiré. Il est peu lettré ; mais la nature l’a doué d’une grande vivacité d’esprit et d’une intelligence droite et ferme. Au premier abord, rien ne fait soupçonner en lui l’homme dont la réputation est européenne. Il est âgé de soixante-sept ans, petit, large d’épaules, robustement taillé. Ses traits ne sont pas réguliers ; mais son front vaste et carré, ses pommettes saillantes, ses épais sourcils, ses narines dilatées, ses yeux, qui expriment tout à la fois la douceur et la force, donnent à son visage une frappante analogie avec la face du lion. Il n’aime point à parler de lui, et il paraît toujours surpris du retentissement que ses belles actions ont acquis à son nom.
  2. Les Grecs regardent saint Nicolas comme le souverain de la mer ; ils l’appellent le Neptune des chrétiens, ὁ Ποσειδῶν χριστιανῶν (ho Poseidôn christianôn). Ils croient que, pendant les tempêtes, il quitte le port, qu’il marche sur les flots avec des bottes faites d’herbes marines, et que de son bras invisible il conduit en lieu de sûreté les pilotes qui l’ont invoqué.