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était taciturne. Tout annonçait sur les visages l’heure grave, silencieuse, celle qui précède la grande affaire de la vie pour les marchands des rues, la vente. Le peu de mots que je pus saisir n’étaient point anglais. J’en fis la remarque à l’un de mes voisins, — celui dont la figure était la moins repoussante, — et je lui demandai si par hasard ses compagnons n’étaient point étrangers. Il se mit à rire et me répondit : « Entre nous initiés, on parle slang ; c’est un langage qui n’est compris ni des bourgeois, ni des policemen, ni des Irlandais, et c’est bien heureux, car ces gens-là n’ont rien à voir dans nos affaires. » Le slang est un argot à la faveur duquel les costers s’entendent et s’avertissent entre eux dans les marchés, dans les public homes et dans la rue.

Après le déjeuner, qui fut court, la foule des costermongers se dissémina dans les divers quartiers de Londres. Il était intéressant d’examiner leurs moyens de transport. Les plus pauvres avaient des voitures à bras qu’ils traînaient eux-mêmes, le plus grand nombre avaient une petite charrette avec un âne, les plus favorisés de la fortune étaient à la tête d’un poney. Le harnachement de ces bêtes de somme variait selon la condition sociale des costers : les unes étaient habillées avec goût et portaient des ornemens de cuivre, de laine, de cuir vernissé ; d’autres étaient attachées à la charrette par de misérables cordes. La meilleure intelligence semblait régner entre le maître et l’animal : je vis plus d’un revendeur des rues partager avec son âne ou son poney le morceau de pain qu’il avait retranché de son déjeuner.

Billingsgate-Market est le centre des costermongers qui débitent le poisson à la classe ouvrière ; Covent-Garden-Market est le rendez-vous de ceux qui promènent dans Londres les fruits et les légumes. Dans l’endroit où est aujourd’hui bâti le marché de Covent-Garden, il y avait autrefois un grand jardin qui appartenait à l’abbaye de Westminster. Le même endroit, cher à Pomone, qui desservait jadis la table des moines est maintenant chargé de pourvoir à la nourriture de cet ogre qu’on appelle Londres. C’est le samedi, à six heures du matin, qu’il faut visiter le marché de verdure, green market. Comme le quartier est surtout habité par des artistes et par le monde des théâtres, je ne rencontrai aux fenêtres des maisons que des rideaux soigneusement baissés, ainsi que des paupières sur des yeux endormis. Tous ces gens qui sommeillent sont remplacés dans la rue par la vaillante et matinale population des campagnes, par les costermongers, qui ont envahi les abords du marché depuis Long-Acre jusqu’au Strand, depuis Bow-Street jusqu’à Bedford-Street. Il y a lieu d’ailleurs d’admirer cette distribution du travail introduite par la vie sociale : ceux qui approvisionnent les marchés et les rues