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C’est une justice à leur rendre que nos sœurs[1] sont généralement saines, robustes et avenantes : l’une d’entre elles fixa surtout mon attention. Ses jupons, qu’elle portait très courts, selon l’habitude, laissaient voir la cheville et de jolies bottines ; or vous savez peut-être que nous autres costermongers nous tenons beaucoup à la chaussure. Un autre eût sans doute trouvé qu’elle avait la voix un peu rauque ; mais comme cela prouvait qu’elle avait bravement crié dans les rues, ce défaut, — si c’en est un, — me parut une qualité. Pour le reste, elle était blonde avec de fraîches couleurs, et pouvait avoir deux ans de plus que moi. Je lui offris quelques rafraîchissemens, et lui proposai de la reconduire chez elle en portant sa corbeille. Comme la corbeille était légère, elle y consentit. Nous étions mariés, autant du moins que se marient la plupart des jeunes costermongers[2]. Nous louâmes une chambre garnie pour quatre shillings par semaine. Pendant la journée, je vendais de mon côté, et ma femme du sien. Le soir, nous allions souvent dans les salles de danse, les concerts à un penny et les théâtres, tels que le Surrey, la Victoria, quelquefois même l’Astley’s-Theatre. Nous autres costermongers nous aimons beaucoup les divertissemens : la vie des rues est si morne, si affairée, si laborieuse, que nous cherchons à nous distraire dans l’occasion. Le théâtre est une belle chose, je trouve seulement qu’on y parle trop, et qu’on n’y agit point assez. Je ne sais point si vous êtes de mon avis ; mais il me semble que Shakspeare gagnerait à être raccourci de moitié. Hamlet par exemple, que j’ai vu jouer plusieurs fois, serait mieux apprécié, — je parle selon les idées de notre classe, — si les acteurs le réduisaient aux apparitions du fantôme, à la scène des funérailles et au duel qui termine le drame. J’aimerais aussi beaucoup mieux Macbeth, si l’on ne jouait que la scène des sorcières et la bataille. En fait de comique, j’adore Cruikshank[3]. Si vous connaissez des directeurs de théâtre, vous devriez leur conseiller d’introduire plus souvent dans leurs représentations des scènes de lutteurs. L’homme a fait l’intelligence, mais Dieu a créé la force. »

Sans combattre, on le pense bien, les idées littéraires du brave costermonger, je cherchai à le ramener doucement vers l’histoire de sa vie. Il continua :

« Notre petit commerce prospéra. Ma femme, — je le dis sans la

  1. Le mot anglais était our females.
  2. Sur dix couples, il y en a environ un dont l’union est confirmée par les cérémonies légales et religieuses.
  3. Cruikshank n’est point un auteur comique, mais les vendeurs des rues ont vu de cet artiste des caricatures très amusantes, et, par une singulière confusion d’idées, ils lui attribuent tout ce qui les fait rire.