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flatter, puisqu’elle est morte, — était le modèle des femmes de sa classe. Elle tenait notre chambre propre et avait autant d’industrie que de courage. En général, nos femmes valent mieux que nous, elles ne jouent pas. Le jeu nous perd : c’est un vice que nous autres enfans de la rue avons contracté avec le sang[1]. Elles sont aussi plus fidèles que les hommes, et si elles se montrent coquettes dans leurs vêtemens, c’est pour plaire à celui qu’elles considèrent comme leur mari. Je n’aurais pourtant pas été un vrai costermonger, si le feu de la jalousie n’avait brûlé mes veines. Une femme dans la rue, c’est comme un bouquet de violettes, on craint toujours qu’elle ne passe de main en main. Ce sentiment me rendit quelquefois injuste envers elle : j’ai toujours cru qu’il était lâche pour un homme de battre une femme ; mais il y avait des jours où c’était plus fort que moi, — les jours où je n’étais point tout à fait sobre, — et je levais alors la main plus haut que je n’aurais voulu, non sans regretter le lendemain ces mauvais traitemens. Je vous dis le bien comme le mal. Si pourtant vous écrivez ma vie, je vous engage à ne point parler de cela. Nous eûmes trois enfans, les enfans du hasard, chance children, comme on les appelle quelquefois ; mais c’est un tort et une erreur de langage, car ces enfans, je les ai reconnus. La plupart de mes camarades en font autant. J’élevai mes deux fils et ma fille à vendre dans les rues, comme on m’avait élevé moi-même. Ils sont maintenant établis, de sorte que quand je les rencontre au marché ou dans les rues de Londres, je n’ai point de reproche à me faire. Il n’est rien qui rende le cœur léger comme d’avoir accompli son devoir.

« Mon ambition serait maintenant de louer une boutique de fruitier. Quelques-uns de mes camarades qui ont roulé la charrette sur le pavé de Londres se sont élevés sous mes yeux à cette position sociale. Aujourd’hui ce sont des électeurs. Je dois leur rendre cette justice, qu’ils ne m’ont point tourné le dos dans la prospérité, et qu’ils sont restés les amis de leurs anciens camarades, les pauvres diables de costermongers. Je serais déjà parvenu moi-même à me poser dans le monde des boutiquiers, n’étaient les rigueurs de la police. Vous n’êtes point sans avoir entendu dire que nous avions une lutte à soutenir avec l’autorité. Un de mes amis, qui sait lire, — chose assez rare parmi nous, — a lu ces jours-ci dans le Reynolds’s Newspaper que notre extermination était résolue en principe. Le dernier lord-maire de Londres, M. Robert Carden, nous avait déjà

  1. C’est surtout dans les low public houses que les costermongers se livrent aux jeux de cartes. Ils y sont généralement très habiles. Outre ceux qui tiennent les cartes, il y a ceux qui parient : des pence, quelquefois même des shillings, se trouvent ainsi gagnés ou perdus.