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répandue sur ses traits, elle eût paru laide. La pucelle du Kurdistan n’était point jeune d’ailleurs.

À peine accroupie, elle promena autour d’elle des regards d’hyène et prononça d’une voix brève, mais impérieuse, le mot sou, qui veut dire en turc de l’eau. On s’empressa de lui apporter la gargoulette ; elle s’en empara pour y boire au goulot, sans attendre qu’on lui apportât un verre. Après avoir satisfait sa soif, elle demanda du même ton impératif une pipe, que l’on s’empressa également de lui apporter. Satisfaite sur ces deux points, elle resta silencieuse et grave, pendant que le général parlait aux autres chefs. Le capitaine de Sérionne, qui dessinait fort bien, crut l’occasion bonne pour fixer sur son calepin les traits de la pucelle. Celle-ci s’en aperçut bientôt, et lui lança un regard foudroyant. On assure que les musulmans considèrent comme un affront d’avoir leurs traits reproduits sur le papier. À en juger par ceux d’Afrique, ce serait une grosse erreur ; mais les musulmans de l’Afrique française sont civilisés, et ceux-ci étaient une troupe de fanatiques. Au bout de quelques momens, le général Yusuf les congédia, et je restai seul avec lui.« Eh bien ! me dit-il, voilà votre quatrième brigade, mon cher colonel… — Très bien, lui répondis-je ; mais la femme ?… — Vous la garderez, me dit le général ; au surplus nous verrons plus tard. Faites toujours demain matin le recensement de tous ces cavaliers avec l’aide d’un kodja (secrétaire). »

Jamais les bachi-bozouks ne débrident leurs chevaux, et quant à leurs armes, elles sont, comme la bride de leurs chevaux, vissées sur eux. Lorsque je vis mes hommes bien établis au bivouac, sur l’emplacement qui leur avait été assigné, je fis placer ma tente près d’eux, afin de pouvoir dès le lendemain commencer le recensement. J’eus tout le loisir de les contempler. Ils ressemblaient aux autres bachi-bozouks, c’étaient des membres de la même famille. Quant à la pucelle, elle disparut au milieu de ses gardes, et je ne pus l’apercevoir de la journée. La tente d’une musulmane est sacrée. La nuit vint. Une fois les feux allumés, je crus inutile de veiller plus longtemps sur ma troupe, et j’allai me coucher. Pouvais-je prévoir la fâcheuse surprise qui m’était réservée ?

Dans la nuit, vers les deux heures du matin, un affreux tapage, accompagné de coups furieux appliqués sur les timbales, me réveilla en sursaut. J’écoutai, et il me sembla que les bachi-bozouks exécutaient des danses de leur pays. Cédant à la fatigue et rassuré d’ailleurs, je me rendormis ; mais vers les cinq heures du matin, au lever du jour, quand j’entr’ouvris doucement les rideaux de ma tente pour observer ma brigade, je crus rêver. Onze cavaliers seulement m’étaient restés fidèles, le reste avait pris la clé des champs.