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fit faire quelques travaux. On établit une espèce de chaussée solide au moyen de poutres que l’on put se procurer. Le travail dura plusieurs heures. On avait adjoint aux quatre mille bachi-bozouks un magnifique régiment de lanciers turcs de la garde du sultan, plus six pièces d’artillerie, qui avaient fait leurs preuves à Silistrie. Le régiment de lanciers avait deux colonels, l’un Turc et l’autre Polonais, le brave et excellent colonel Kosielski. On fit passer les pièces d’artillerie turque pour essayer la chaussée; on s’assura qu’elle était suffisamment solide, et on attendit avec confiance l’arrivée de la première division.

Notre bivouac était établi autour de Mangalia. Cette misérable petite ville, sale comme toutes les villes turques, ne possédait que quelques puits, et le général, dans sa sollicitude pour le renfort attendu, en avait fait réserver quelques-uns pour la division française; des gardes avaient été établies pour que personne n’en pût approcher.

Le 25, à deux heures de l’après-midi, arriva cette magnifique division au grand complet, avec ses vieux régimens bronzés par le soleil d’Afrique et le général Espinasse en tête[1]. Le général Yusuf se porta avec son état-major à la rencontre de la division; il indiqua au général Espinasse les dispositions qu’il avait prises pour assurer le passage de la division et lui garder quelques puits en réserve. La réponse du général Espinasse signifiait à peu près ceci : « Général Yusuf, j’ai là dix mille hommes fatigués, vos puits ne me suffisent pas; ne pouvez-vous, avec vos bachi-bozouks, aller camper ailleurs? » Les deux chefs ne tardèrent pas à se séparer, assez mécontens l’un de l’autre.

Le lendemain de bonne heure, nous montâmes à cheval; le général Yusuf laissa filer sa colonne, et se dirigea vers la tente du général Espinasse. J’accompagnais le général, qui était suivi de son porte-fanion. Arrivé à la tente, le général mit seul pied à terre et entra. Je me tenais, avec le porte-fanion qui gardait son cheval, à une certaine distance; mais tout le monde sait que les tentes sont en toile, et que le bruit d’une conversation peut facilement vous arriver. Quelques mots que je saisis involontairement furent prononcés par le général Espinasse avant la fin de l’entretien. « Général, disait-il à notre chef, ce n’est pas une guerre de sauvages que nous faisons. » Je cite ces mots parce qu’ils m’amènent à parler des instructions données par le maréchal Saint-Arnaud au général Yusuf avant le départ de la colonne, c’est-à-dire à une des nom-

  1. Le général Canrobert, commandant de la division, chargé par le maréchal Saint-Arnaud d’aller reconnaître la côte de Crimée, était alors absent.