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Les deux généraux réunis tinrent conseil. Leur avis fut de battre en retraite et de regagner Varna au plus vite. On n’avait pas d’autre moyen de conserver quelques débris de l’infortunée colonne. L’ordre de départ fut donné immédiatement. Le difficile était de mettre en mouvement les bachi-bozouks, grands amateurs de café, et qui, en leur qualité d’irréguliers, prolongeaient indéfiniment leur repas du matin. Le crieur public remplaçait chez nous, je l’ai dit, le tambour et la trompette : on lui enjoignit d’annoncer le départ. Ce crieur avait un accoutrement des plus bizarres. Il portait sur la tête un casque orné d’une multitude de petites glaces, qui le faisaient ressembler à un miroir pour attirer les alouettes, avec trois queues énormes de renard qui pendaient par derrière et un plumet rouge. La veste bariolée du bachi-bozouk, des gants à la Crispin, qu’il avait probablement volés à quelque cuisinier, une paire d’épaulettes de grenadiers, complétaient son costume. Il était monté sur un fort petit cheval, pas plus haut que le mulet de Sancho. Il ne ressemblait pas mal ainsi à un héros de quelque bal masqué du carnaval parisien égaré dans la Dobrutcha. En revanche, il avait une voix de stentor. On a dit que l’empereur Nicolas parvenait à se faire entendre distinctement de cent mille hommes. Notre crieur eût pu rendre des points à l’empereur de toutes les Russies : il eût fait manœuvrer les armées de Darius et de Xercès avec autant de facilité que la plus chétive patrouille. Ce porte-voix humain nous rendait les plus grands services; les chevaux eux-mêmes dressaient les oreilles quand il annonçait du haut de sa monture que l’on allait se mettre en route. Le jour de notre départ pour Varna, il accomplit plus consciencieusement que jamais sa tâche; mais sa voix ne nous appelait plus aux armes, et résonnait à nos oreilles comme la trompette du jugement dernier.

Avant de quitter cet affreux bivouac, on enterra les morts, et on disposa tout pour le transport des mourans. Puis commença le douloureux épisode qui répandra un éclat à jamais sinistre sur le nom de la Dobrutcha. On se mit en marche dans l’ordre suivant : — la première division en tête, — les zouaves ensuite, — puis les bachi-bozouks, enfin un petit corps d’arrière-garde composé d’infanterie. Dès les premiers pas, on put comprendre ce que serait cette retraite. A chaque instant, c’était un soldat, un bachi-bozouk, un de ces vieux zouaves au teint bronzé, vétérans d’Afrique, qui se roulait sur la route, le visage contracté par les plus atroces souffrances. On courait à lui, il n’était déjà plus. Ainsi se passa la première journée, pendant laquelle nous perdîmes de vue la première division, que nous retrouvâmes le lendemain matin aux bords d’un lac, occupée à creuser de grandes fosses, autour desquelles étaient entassées de nombreuses victimes. On passa devant elle en silence.