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d’employer les bachi-bozouks, qui ne nous aidaient qu’avec une extrême répugnance. Il fallut en venir aux coups pour les y forcer. La besogne terminée, nous quittâmes ce foyer d’infection, et nous rentrâmes au bivouac à la tombée de la nuit. L’opération avait commencé à onze heures du matin ! Je rendis compte de ma mission au général Yusuf. Il avait comme nous tous le cœur navré; mais le devoir parlait plus haut, et sa figure gardait une stoïque impassibilité.

Les heures d’épreuve touchaient heureusement à leur terme. Nous avions retrouvé à Mangalia le général Canrobert. Sa présence avait produit le meilleur effet sur les troupes. J’ai vu de pauvres soldats embrasser les pans de son uniforme en l’appelant leur père. Le général contemplait avec une profonde tristesse les restes de sa magnifique division; mais la reconnaissance de ses soldats adoucissait sa mâle douleur. La première division, en retrouvant son chef, avait retrouvé l’espérance.

On s’arrêta peu de temps à Mangalia, et dès qu’on s’éloigna de cette petite ville, l’horrible fléau sembla diminuer. Il y eut bien encore quelques cas, mais le choléra se reposait; il avait assez fait de victimes pour être fatigué. La moitié des bachi-bozouks étaient morts, une partie fuyait à tire-d’aile vers Varna sans se retourner; le reste, en désordre, demeurait encore fidèle au drapeau. Nous reprîmes, pour rentrer à Varna, le même chemin que nous avions suivi pour entrer dans la Dobrutcha.

Notre marche de retour ne fut signalée que par deux incidens, l’un dont notre bivouac de Kapakli fut le théâtre, l’autre qui précéda de peu notre rentrée à Varna. Le héros du premier épisode était le chaous Mustapha. Qu’on imagine une figure de bandit et un costume de pirate. Ce digne chaous avait commis tous les crimes. D’où sortait-il? Personne ne l’a jamais su, et peut-être tenait-il à ce qu’on l’ignorât. Il parlait même un peu l’anglais. Comme je comprenais cette langue, je pouvais, dans les récits qu’il faisait aux heures d’expansion, surprendre des atrocités de toute espèce. C’était lui qui faisait administrer, sous sa direction intelligente, les rares coups de bâton que le général Yusuf était obligé de faire donner parfois à des hommes dont plusieurs avaient mérité la corde et les galères... A cet effet, Mustapha s’était adjoint quatre estafiers qui, sur un signe, appréhendaient le patient et lui appliquaient sur le ventre un cataplasme des moins émolliens. Mustapha, qui était observateur de sa nature, avait jugé que c’était le point le plus douloureux de notre organisme, et il en faisait le siège spécial de ses exécutions. La question ordinaire et extraordinaire était jeu d’enfans à côté de ce moyen, et il était rare qu’au troisième coup le patient ne s’avouât pas coupable d’avoir incendié le ciel et la terre pour obtenir grâce. Son nom seul faisait dresser les oreilles aux