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Toinon devient grand, et il se demande quel état lui donner. « Si nous en faisions un avocat! C’est un métier d’or. Il y a tant de gens qui plaident! — Oui, dit la femme, nous aurons un avocat, et nous mourrons sur la paille. » Mais Sauvaire a son idée en tête, et ce ne sont pas les craintes de Nanon qui lui feront lâcher prise. Toinon est à l’école, il apprend le latin, et quand il revient au hameau, on pourrait lui dire comme Brizeux à son paysan : « Voici M. Flammik tout de neuf habillé. Ce n’est plus un paysan, ce n’est pas un bourgeois. » Il se frise la moustache, il porte le chapeau sur l’oreille. Pour entretenir ce beau modèle de sottise, les pauvres gens travaillent et se mettent à la gêne; l’expression provençale est bien plus énergique dans sa brièveté : ils s’esquichent, les malheureux! c’est-à-dire ils se serrent et se resserrent. Ce n’est rien encore : Toinon est parti pour Paris, et aussitôt le poète de s’écrier : « Esquiche-toi, Sauvaire ! » Ici le contraste des sacrifices du métayer et des dissipations du fils est marqué en traits de maître. La peinture est à la fois douloureuse et comique. Point de détails inutiles, point de déclamations; quelques mots seulement, mais chaque coup porte. Voilà le pauvre métayer qui vend un champ, une vigne, un pré, hélas! son petit jardin même, sa jolie plantation; bref, il ne leur resta rien «que les yeux pour pleurer. — Je t’avais bien prévenu, dit la femme. — Pourquoi pleurer, sotte que tu es? Nous aurons un avocat; c’est un métier d’or. » Et Toinon, que faisait-il? Ils l’attendirent longtemps, ils l’attendirent en vain. Au lieu de leur fils, ce fut l’huissier qui arriva un matin pour les chasser de la métairie. La mère mourut à l’hôpital; le père, instruit enfin de sa faute.

Son havresac au dos, son bâton à la main,
Disait de porte en porte en demandant son pain :
» N’élevez pas le fils au-dessus de son père[1]. »

Qu’on se représente l’effet de ce petit drame dans des campagnes où les prédications socialistes irritaient tant de stupides convoitises! Cette page est devenue populaire, dans le sens le plus complet. Ces mots se nen fasiam un avouca! sont aujourd’hui une espèce de proverbe dans nos villages de la Provence. M. Roumanille a développé plus tard cette veine du récit moral et populaire; jamais il n’a été mieux inspiré que lorsqu’il conseille aux laboureurs de son pays de rester attachés à leurs champs. Auprès des tristes aventures du métayer Sauvaire, il faut placer l’histoire de ce riche


  1. La biasso su l’esquino, un bastoun à la man,
    Disié de porto en porto en demandan soun pan :
    « Aubourès pa lou fiéu au dessu de soun paire. »