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c’est elle qui a soufflé sur le monde ce nouvel esprit. Elle avait été la patrie de Luther, elle a été celle de Kant et de Schiller : l’Europe lui doit tout ce qu’il y a d’original dans sa poésie et dans sa philosophie moderne. Et maintenant sa nouvelle pensée religieuse semble aussi destinée à se propager; déjà elle a gagné l’Angleterre et la France, déjà même elle a commencé à porter des fruits dans le domaine des faits. Avec ses excès de logique, Calvin avait semé la division au camp de la réforme ; avec des vues plus étendues et des instincts moins exclusifs, l’école allemande semble promettre de rapprocher les diverses sectes. C’est elle assurément qui a préparé le terrain sur lequel s’est fondée l’Alliance évangélique, association européenne qui date déjà de plusieurs années, et dont le but est d’unir dans une sorte de fédération toutes les communions évangéliques. En elle-même d’ailleurs, la nouvelle théologie est à plus d’un égard l’héritière de la philosophie et de l’érudition germaniques. Pour l’historien et le penseur aussi bien que pour l’homme de foi, les questions qu’elle a abordées, la science dont elle a fait preuve, sont du plus haut intérêt, et l’on s’étonne péniblement que tant d’idées aient été remuées à nos portes et même chez nous sans que personne s’en soit douté, sans que la France laïque ou catholique. y ait pris aucune part, ne fût-ce que pour les combattre.


I.

Il faut le reconnaître toutefois : avant de pouvoir nous intéresser à cette nouvelle phase du protestantisme, nous avons à mettre de côté beaucoup d’anciens préjugés. Chose curieuse, depuis que nous sommes revenus à sentir l’importance des religions, presque tous nos écrivains se sont accordés à ne voir dans la réforme qu’une première explosion de la philosophie du XVIIIe siècle. Pour les uns, c’était l’invasion du rationalisme, qui devait tuer la foi après l’avoir desséchée; pour les autres, c’était un événement glorieux, parce que c’était la préface de 89. Bref, au lieu de juger sainement, au lieu de chercher à découvrir le mobile et la tendance qui distinguaient ce soulèvement moral de l’Allemagne, les preneurs comme les déprédateurs de la réforme se sont contentés d’y reconnaître leurs propres préoccupations, la vieille physionomie du parti français qu’ils étaient habitués à aimer ou à haïr. Cette erreur sans doute ne pouvait être entièrement évitée, car la pensée exprimée par Luther était pour la France une pensée étrangère, une conclusion qui ne sortait point de son passé à elle, et en pareil cas c’est une loi de nature que nous commençons toujours par être dupes de nos souvenirs personnels. Néanmoins une telle appréciation ne saurait soutenir l’exa-