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prédication religieuse. Luther en vérité n’avait pas besoin d’être inconséquent pour séparer sa cause de celle du parti politique. A proprement parler, il ne songeait pas plus à établir la justice dans le gouvernement des allaires humaines qu’à amener ici-bas le règne du bien-être. La morale qui n’a pour but qu’une répartition équitable du pouvoir et du bonheur, l’héroïsme qui ne se dévoue qu’à l’intérêt public, étaient à ses yeux de l’impiété et de l’idolâtrie au même titre que l’égoïsme. L’une et l’autre procèdent encore de cette partie de notre être qui ne reconnaît de bon que la jouissance, de mauvais que la souffrance, et cet esprit mondain était précisément le péché auquel il voulait arracher les âmes. Son idée fixe était d’enseigner que le bien et le mal ne résident pas dans les œuvres, mais dans l’état d’âme d’où proviennent les volontés, et que même la bienfaisance et l’adoration sont purement de l’irréligion quand elles nous sont dictées par l’amour de nous-mêmes. A la place de la morale utilitaire, comme à la place de la religion qui n’est qu’une tentative pour propitier le ciel, qui ne vise qu’aux bonnes œuvres, Luther voulait une religion qui reposât sur la repentance et la foi, comme on s’exprimait alors, c’est-à-dire qui eût sa source dans le sentiment de nos infirmités, et son complément dans la régénération de notre être.

Ce n’est pas à dire que la réforme ne portât point en elle l’affranchissement des esprits. A sa manière, Luther affirmait la responsabilité personnelle de chaque chrétien. En faisant dépendre le salut de la foi individuelle, et non plus de la soumission au credo du prêtre, en introduisant surtout dans le dogme ce qu’on lui a reproché comme son fatalisme, il donnait à la liberté une base inébranlable. Toujours est-il que si la théorie de la grâce involontaire préparait le respect de la conscience individuelle, ce n’était qu’indirectement et par contre-coup. En réalité, la question de la liberté n’était pas même posée à cette époque; les préoccupations du protestantisme naissant allaient d’un autre côté. Sa grande affaire était de rétablir dans la religion l’élément religieux et l’élément spirituel, qui, il faut le dire, n’existaient plus guère ni dans le monde ni au sanctuaire. On croyait aux reliques, aux madones, aux indulgences, aux pèlerinages; on croyait à l’intercession des saints et aux sacremens, à l’eau du baptême qui régénère et à l’absolution du prêtre qui efface les péchés; mais une religion qui se bornait là s’en tenait à peu près à croire que l’homme pouvait se suffire sans le secours d’en haut, que par lui-même et à son gré il était capable de satisfaire son désir d’aller au ciel, grâce à certains moyens miraculeux, qui sans doute remontaient primitivement à Dieu, mais qui pour le moment étaient à la disposition de tout le monde. Tout cela n’était