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des hommes qu’une preuve de sottise ou d’ignorance, et elle ambitionne surtout les connaissances qui peuvent donner l’art d’éviter les choses nuisibles; l’Allemagne voit plutôt dans nos erreurs la suggestion et l’effet d’un mauvais penchant, d’une affection perverse, et elle espère se rendre instinctivement infaillible en développant en elle les sympathies et les mobiles normaux qui ne sauraient égarer, parce qu’ils sont eux-mêmes en harmonie avec les lois divines de l’univers.

Ce sentiment, qui semble inhérent au caractère germanique, est bien en effet l’essence de la réforme. Elle n’était nullement la sœur de la renaissance; à l’avance, elle était une protestation de l’Allemagne contre le vieil esprit romain et païen que la renaissance allait faire prévaloir chez tous les peuples d’origine latine, et qui devait les pousser vers le raisonnement abstrait, le culte du bonheur et l’art du succès. Dans la sphère religieuse, le dogme du salut par la foi seule, et par la foi qui ne résulte que de la grâce et du renoncement à notre propre raison, venait assez clairement détrôner le calcul et la science, l’art d’arriver au ciel par la connaissance des œuvres pies et la volonté de les accomplir. On s’est laissé tromper par les mots de libre examen que les novateurs avaient inscrits sur leur bannière : ils réclamaient une liberté, et l’on a cru que leur mobile était l’amour de l’indépendance; mais au XVIe siècle le libre examen, comme on l’entendait, impliquait plutôt l’idée d’un devoir envers Dieu que celle d’un droit individuel. La pensée dominante des réformateurs était de soustraire le chrétien à la dictature du prêtre pour le placer directement sous l’autorité de la Bible. C’était pour Dieu lui-même, bâillonné par les conciles et la papauté, qu’ils revendiquaient la liberté de se faire entendre. Quant à garantir à chacun le droit de professer telle croyance qu’il lui plairait, et d’être athée ou socinien si sa raison l’y portait, ils étaient si loin d’y penser qu’en demandant le libre examen, ou autrement dit la Bible pour tous, ils avaient pleine confiance de fonder ainsi l’unité de croyance, le triomphe universel de la doctrine qu’ils regardaient eux-mêmes comme la seule interprétation véritable des Écritures. Cela est si vrai que tous ceux qui ont jugé Luther comme un apôtre de la liberté dans le sens du XVIIIe siècle se sont condamnés à ne rien comprendre à sa conduite, à moins de l’accuser à chaque instant d’inconséquence et d’hypocrisie. Pour s’expliquer comment le moine de Wittenberg avait pu refuser d’appuyer Hutten et les paysans qui se soulevaient pour briser le joug des seigneurs, ils ont été forcés de supposer qu’en cela il avait sacrifié ses principes à son intérêt, trahi sa conviction et sa cause, de peur de mettre contre lui les puissans du jour et de nuire ainsi au succès de sa