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déjà fait un effort pour se dégager des sens. Cela toutefois ne conduit qu’à une nouvelle forme de dualisme qui surgit dans l’Inde. L’esprit n’est pas plus tôt devenu capable de jeter un regard au-delà de la matière qu’il relègue entièrement la cause première en dehors de la nature. Le Dieu du panthéisme indien, c’est Brahma perdu dans les profondeurs inaccessibles; c’est l’être indéfini, indéterminé, dont toutes les créatures ne sont que des émanations plus ou moins lointaines, et la nature entière, sous son aspect joyeux ou terrible, ne représente plus que la décevante Maïa, l’élément maudit et mensonger. Ce n’est plus seulement la souffrance qui est le mal comme en Phénicie, ce n’est plus seulement la stérilité et la destruction comme en Égypte, ou la nuit physique et morale comme en Perse; c’est la diversité changeante de la vie opposée à l’éternel et à l’immuable, c’est le fait de naître et de prendre une individualité, de s’éloigner de l’existence sans condition pour tomber dans la condition d’un être particulier. Avec un tel dogme, la morale ne pouvait être que le nihilisme Tandis qu’à son premier degré en Phénicie la religion de la nature avait eu pour devise le moi jouir, à son second en Égypte cet autre mot durer, à son troisième en Perse combattre et vivre, — à son dernier dans l’Inde elle ne sait dire que mourir, s’anéantir, se soustraire à l’élément du temps, du mouvement et de la vie. Arrivée là, elle n’a plus qu’à disparaître, car elle a frappé de mort son propre principe, puisqu’elle a posé, comme sa conclusion finale, la destruction de la nature.

Et en effet c’est bien un tout autre type mythologique que nous voyons s’engendrer en Grèce. De même que les premiers mythes de l’Inde védique, la croyance primitive des Pélasges n’avait été qu’un naturisme naïf; mais, à l’inverse des Aryens de l’Asie, qui s’étaient efforcés d’ôter à leurs dieux toute individualité, la race hellénique, avec son génie libre et fécond, s’attache de plus en plus à marquer les traits de ses propres divinités, à les élever de la vie impersonnelle de la nature physique à la dignité d’êtres personnels et libres. Du culte de la nature, la poésie homérique fait sortir le culte des héros, le culte de la nature humaine. Jupiter a cessé d’être l’Indra védique, le soleil vainqueur des ténèbres : c’est un grand roi, un Agamemnon, et l’Olympe entier n’est que l’apothéose de la Grèce. Il y a bien là progrès réel : si les olympiens partagent les faiblesses et symbolisent toutes les passions de l’humanité, ils en personnifient aussi les grandeurs; ils reflètent ce côté moral par lequel l’humanité touche à Dieu; pour la première fois dans le paganisme, l’homme arrive à la conscience de son individualité, de sa valeur comme être libre. Et pourtant, dès ses plus beaux jours, cette poésie polythéiste renferme son principe de mort; elle ne conçoit pas le beau et le