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dans sa manière de vivre un contraste avec les industries solitaires. Je travaille quand c’est mon bon plaisir, je me repose quand je veux, et nul n’a le droit de me commander. »


IV

La troisième catégorie des petits métiers, ceux qui nettoient, nous ramène, pour ainsi dire, à la lumière, à la vie des rues de Londres, au mouvement de la société.

Le 9 février 1858, je me promenais vers le soir sous le grand vestibule de Saint-Martin’s-Hall, un établissement de Londres célèbre par ses concerts, ses classes de chant et ses meetings libéraux, quand je vis déboucher de la rue une armée d’enfans avec des drapeaux et des bannières. Ils étaient rangés par brigades de différentes couleurs. Il y en avait des rouges, des bleus, des verts, des pourpres, et d’autres mi-partis de brun et de rouge. Leur costume ou leur uniforme consistait en une casquette, une tunique en laine, un pantalon bleu, et des souliers cirés avec un soin irréprochable. Toutes ces jeunes figures respiraient la joie sous un air de recueillement et de discipline militaire. C’étaient les shoe-blacks[1], et le 9 février était leur jour de fête. J’obtins d’être introduit dans la grande salle de concerts où devait se tenir leur meeting annuel, — une longue nef dont le plafond s’amincit en ogive, dont un immense buffet d’orgue occupe l’extrémité, et dont le caractère imposant rappelle nos vieilles églises du moyen âge. Cette salle était ornée de lanternes chinoises et de bannières. À six heures, on servit aux enfans du thé et du café. Un orchestre dont les musiciens étaient choisis parmi les shoe-blacks jaunes, qui appartiennent à l’une des divisions de Londres, jouaient par intervalles des airs appropriés à la circonstance. La réunion était brillante : une foule de ladies et de gentlemen, les étoiles de la société anglaise, assistaient à cette fête de nuit. Un jeune avocat de talent et de manières exquises, M. J. Mac-Gregor, exposa dans un discours vif et précis la condition des différentes sociétés de shoe-blacks. Les enfans, au nombre de cinquante, qui avaient reçu des médailles durant l’année pour leur bonne conduite et pour avoir gagné le plus d’argent, s’avancèrent ensuite sur la plate-forme, en face du président, le comte de Shaftesbury. L’émotion fut au comble, quand ce vieillard à cheveux blancs, qui honore l’aristocratie anglaise par l’appui qu’il prête aux classes laborieuses, adressa aux enfans de toutes les couleurs, boys of every color, une allocution touchante et paternelle. « Une réunion comme celle-ci, dit-il, doit réjouir quiconque s’intéresse à l’histoire future de son

  1. Les shoe-blacks de Londres sont des décrotteurs de souliers.