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pays, au bonheur et à la prospérité du genre humain. L’homme qui pourrait contempler une pareille scène sans remercier la Providence pour ce qui a été fait serait dépourvu de toute sympathie pour ses semblables… Que Dieu vous bénisse tous, mes bons enfans, dans le temps et dans l’éternité ! » Ces paroles, tout le monde les avait dans le cœur ; mais l’âge et l’accent de bonté leur prêtaient un charme invincible. On se sépara peu avant dans la nuit ; chacun emportait de ce meeting des sentimens mêlés de joie et d’attendrissement.

Il y a quelques années, le métier de shoe-black était à Londres une industrie perdue. Dans l’une des nombreuses courts qui s’ouvrent sur Fleet-Street, on avait vu vers 1820 le dernier des décrotteurs. La nature semblait l’avoir prédestiné à cette profession : il appartenait à la race noire. Cet homme avait l’esprit et la couleur de son état ; au point du jour, il s’esquivait de son logement et posait son trépied sur le pavé silencieux. Il se tenait là patiemment jusque dans l’après-midi. Il avait une femme et des enfans, derniers représentans d’un métier qui s’éteignait. Deux ou trois jeunes têtes aux cheveux crépus et laineux se groupaient autour de ce fils de l’Afrique et l’aidaient à dégrossir les souliers de la pratique. Ferme à son poste, il contemplait d’un œil mélancolique les améliorations qui s’introduisaient de jour en jour dans les rues de Londres sous forme de trottoirs. Ces dalles de granit lui arrachaient un soupir. Un autre cauchemar, qui troublait ses nuits, était le développement du balayeur des rues. Ce système préventif menaçait à ses yeux le système répressif. Après avoir lutté, le nègre décrotteur, voyant que toutes les circonstances tournaient contre lui, se retira dans un workhouse. Ses enfans, — ayez donc des enfans ! — profitèrent de l’absence du père pour passer à l’ennemi : ils embrassèrent la profession que le brave nègre détestait le plus ; il se mirent, les ingrats, à balayer les rues de la ville. Le dernier des shoe-blacks appartenait à l’histoire ; il passa dans la littérature anglaise comme un type et un monument caractéristique du vieux Londres.

On connaît le proverbe d’Horace : Multa renascentur… Le shoe-blacking est aujourd’hui à Londres une industrie retrouvée. En 1851, avant l’ouverture de la grande exposition, un meeting s’assembla dans Field-Lane. L’objet de ce meeting était de procurer du travail aux pauvres enfans qui erraient abandonnés et désœuvrés par les rues. Tout le monde était d’accord sur le but, mais on cherchait quel genre d’occupation pouvait convenir à ces jeunes mains engourdies par l’oisiveté. M. Mac-Gregor proposa de régénérer une branche de travail dont les circonstances semblaient favoriser le développement. Les Français, qu’on attendait alors par essaims, aimeraient sans doute à retrouver dans les rues de Londres