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un avantage dont ils jouissent dans les rues de Paris, celui d’effacer au besoin l’outrage qu’imprime à leur chaussure la boue d’une grande ville. Le projet fut mis à exécution, et cinq petits shoe-blacks, en tunique rouge, apparurent le 1er avril 1851 dans la grande métropole. Ce fut un événement. Nos jeunes éclaireurs envahirent le Strand, saisirent Piccadilly, et s’établirent fièrement dans les postes que leur avait concédés la police de Londres. Ce n’était encore que l’avant-garde d’une réserve qu’on se proposait de lancer successivement sur le pavé de la grande ville, si l’expérience était heureuse. Quelques-uns de ces pauvres enfans, recueillis par la société des shoe-blacks, étaient orphelins ; d’autres, depuis leur naissance, allaient mourant de faim par le monde ; la plupart d’entre eux n’avaient pas un toit où reposer leur tête : ils dormaient la nuit dans des charrettes ou sur le seuil des maisons ; tous étaient misérables, délaissés, couverts de haillons. Au bout de quelques jours, le succès fut assuré. Le flot des étrangers à Londres étendit, comme on l’espérait, cette industrie naissante. Durant le temps de l’exposition, les jeunes shoe-blacks nettoyèrent cent mille paires de chaussures et reçurent pour leurs peines 500 livres sterling. L’industrie nouvelle, — ce qui valait mieux encore, — s’était greffée sur un besoin généralement reconnu, et devait survivre à la circonstance. Le Palais de Cristal s’évanouit, la société des shoe-blacks de Londres demeura. Les boutiquiers prirent ces enfans en amitié et les invitèrent à leur table. Des ladies les appelèrent d’un signe à la portière de leur voiture pour leur donner une pièce blanche. Les peintres firent leurs portraits et les payèrent au prix des modèles. C’étaient les enfans gâtés du vieux Londres. Pour se faire une idée du mécanisme de cette institution et de la vie de ces enfans, il faut maintenant visiter une humble maison de Ship-Yard qui sert de quartier-général au régiment rouge.

Je fus conduit dans cette maison par M. Mac-Gregor. Il était cinq heures du soir, — un soir d’hiver. C’est le moment où les jeunes shoe-blacks reviennent de leur travail, la figure noire, les mains noires, mais les roses de l’adolescence sur la joue. Ils se lavent, rangent leur boîte et déposent fidèlement entre les mains du caissier le gain de la journée. Chaque enfant reçoit d’abord 6 pence pour son salaire : l’argent qu’il rapporte en sus est divisé en trois parts ; l’une de ces parts lui revient, l’autre appartient à la société, l’autre enfin est placée à son compte dans une caisse d’épargne. Il est intéressant de voir ces jeunes têtes se grouper avec un air de confiance autour des membres du comité, dont ils recherchent les paroles d’encouragement et qu’ils considèrent comme des bienfaiteurs. Les shoe-blacks ne couchent pas dans la maison : ce système de casernement répugnerait aux mœurs anglaises. Ils dorment