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fort beau style antérieur à la renaissance, mais en si mauvais état, que les souris tenaient cour plénière dans les tiroirs, et qu’à chaque instant on les voyait folâtrer sur les délicates découpures dont elles-mêmes semblaient faire partie. Ces vieux meubles, respectés par notre aïeul l’amateur de tons étrusques, n’avaient pas bougé de là depuis quatre siècles. Le lit s’affaissait de lui-même lentement sur ses pieds vermoulus, le carreau de très petites briques fendillées s’en allait en poussière, et sur les marges des fenêtres toutes les herbes folles de la création s’étaient donné rendez-vous.

II.

Nous vivions, ma mère et moi, dans ces débris, dans cette poudre du passé, elle pâle, mince et rêveuse, moi pâle et mince aussi, mais plutôt mélancolique et inquiet que résigné ou contemplatif.

Ma mère était encore une jeune femme quand je commençais à n’être plus un enfant. Mariée à quinze ans, elle avait fort peu dépassé la trentaine quand j’atteignis moi-même l’âge où elle m’avait mis au monde. Elle avait encore la figure assez agréable pour faire l’illusion d’une sœur à ceux qui nous voyaient ensemble ; mais une santé fragile, un regret inextinguible de la perte de son mari et une habitude de nonchalance douloureuse l’avaient tellement jetée dans le renoncement d’elle-même, qu’elle me fit toujours l’effet d’avoir, non pas seize, mais cinquante ans de plus que moi.

Elle était d’une douceur angélique et d’une bonté un peu froide, soit que son cœur se fût usé dans les larmes du veuvage, soit qu’elle se fût tracé un plan de conduite à mon égard. J’ai pensé souvent que, me voyant couver une grande ardeur d’expansion sous mon air tranquille, elle s’était efforcée de me contenir le plus longtemps possible par un aspect de dignité calme. C’était peut-être me condamner à jeter hors d’elle et de moi-même la flamme intérieure qu’elle s’efforçait de comprimer.

S’il y a là un reproche contre elle (et ce n’est pas ainsi que je l’entends), c’est du moins le seul que je puisse adresser à sa mémoire. Elle était d’une justice et d’une mansuétude admirables. L’austérité de son âme ne répandait ni aigreur dans ses manières, ni amertume dans ses paroles. Sa piété n’avait pas d’intolérance, sa charité ne faisait pas de choix. Elle était estimée et respectée, elle eût été aimée de son entourage si elle eût voulu dire à qui que ce soit un mot d’amitié ; mais il semblait qu’après l’amour de mon père elle ne voulût plus connaître d’affection, si pure qu’elle pût être, en ce monde. La mienne même ne paraissait pas lui être nécessaire. Elle avait l’air de l’accepter pour me tenir dans l’exercice