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M. Butler, il n’y avait pas lieu de s’en inquiéter. — Il est bien rare, me dit-elle, que de pareilles conventions ne tombent pas d’elles-mêmes au bout de quelques années de cohabitation. C’est en général ceux qui les ont exigées qui s’en lassent les premiers. D’ailleurs une telle promesse n’engage pas d’une manière absolue. Mille circonstances imprévues, indépendantes de la volonté des deux parties, la rendent nulle et impraticable. Et puis, les deux propriétés sont assez voisines pour que votre domicile doive être considéré plutôt comme doublé que comme déplacé. Vous n’accepterez la condition que dans le cas de séjour en France, et de cette manière votre dignité et votre liberté me paraissent sauvegardées convenablement.

Ma mère désirait évidemment ce mariage. Stoïque pour elle-même et comme détachée de sa propre vie, elle était positive quand il s’agissait de la mienne.

Je m’endormis résigné à mon bonheur. Il me semblait ne voir en miss Love qu’une figure de keepsake ; mais, chose étrange, je rêvai toute la nuit que j’en étais amoureux fou. Elle m’apparut élégante et hardie en amazone sur son poney à l’œil sauvage, gracieuse et séduisante dans sa robe blanche flottante. Je ne la connaissais pas mieux dans mon rêve d’amour que dans la réalité, je la connaissais même moins bien, car j’oubliais l’expression un peu rigide de sa physionomie ; je ne voyais plus que la beauté qui bouleverse les sens et qui énerve la réflexion. Je la possédais, j’étais ivre. Je me croyais heureux.

Je m’éveillai si ému que la journée me parut mortellement longue. Celle qui suivit fut un véritable supplice, et, pendant que ma mère me parlait des améliorations que la dot de ma femme me permettrait de faire à notre manoir et à notre propriété, je n’entendais pas, je ne voyais rien autour de moi ; j’avais des tressaillemens étranges, une impatience fiévreuse de revoir la jeune magicienne devant laquelle j’étais resté froid, mais dont le souvenir s’était attaché à moi comme un enchantement et comme un délire.

Le troisième jour enfin, me croyant maître de moi-même, et ma mère m’assurant que l’intervalle entre mes deux visites était convenable, je partis pour Bellevue de très-bonne heure. Je m’arrêtai à Brioude pour déjeuner avec M. Louandre. Je lui rendis compte du jugement de ma mère, je me montrai docile à ses avis, et ne fis qu’une réserve, une réserve hypocrite : ce fut de prétendre que pour être tout à fait décidé, il me fallait revoir la jeune personne, et je lui promis de revenir le soir même lui donner mon ultimatum.

George Sand.
(La seconde partie au prochain n°.)