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sages des déserts brûlans de l’Afrique et l’horreur des campagnes hyperboréennes. Voilà les tableaux qui lui plaisent, les domaines dont il est roi souverain, et qu’il n’a pas à craindre de se voir disputer. Ailleurs il a des rivaux, parfois des supérieurs; ici, dans cette région où le fantastique se mêle au surhumain, il n’a pas d’égal. Je me hâte d’ajouter que ces observations s’appliquent surtout à la Légende des Siècles, et qu’elles manqueraient de justesse, si elles étaient appliquées d’une manière absolue aux œuvres précédentes de M. Victor Hugo. Plus d’une fois il a su peindre avec finesse des paysages modestes et des sentimens où la grâce s’unissait à la tendresse; mais c’était dans d’autres temps, dans ces temps heureux où la grâce aime à disputer l’empire à la force. L’âge est venu, il a fait saillir la force au détriment de la grâce, il a presque effacé tout ce que le poète eut de finesse et de douceur. Maintenant le poète aime mieux protester que supplier, maudire que s’attendrir, et il pourrait répondre comme son géant à ceux qui lui rappelleraient certains chants de sa jeunesse :

Ces plaisirs enfantins pour moi n’ont plus de charmes,
J’aime aujourd’hui la guerre et son mâle appareil...

Cet amour du colossal, du grandiose, du bizarre, cette tendance à l’exagération, m’ont souvent fait réfléchir. M. Victor Hugo est un très grand poète, c’est un fait incontestable; cependant j’observe que les grands poètes, dans leurs audaces les plus téméraires, n’ont jamais eu de goût pour la force, n’ont jamais eu recours à l’exagération pour produire leurs grands effets poétiques. Leur imagination est une fée qui se meut avec aisance dans ces régions surnaturelles où elle nous entraîne, et qui nous en raconte familièrement les mystères. Elle trouve dans le monde idéal sa vraie patrie, elle connaît intimement les diverses familles qui l’habitent; les sylphes sont ses frères, les ondines sont ses sœurs. Partout où il lui plaît de voyager, elle est la bienvenue; elle n’a nul besoin de forcer des portes ou d’escalader des nuées pour pénétrer dans les demeures mystérieuses. Au contraire, l’imagination de M. Hugo semble éprouver partout de la résistance; dès qu’elle se présente, les génies poussent les verrous d’or de leur porte, les ondins ferment l’entrée de leurs grottes au moyen d’une barricade d’épais corail, et lorsqu’elle demande sa route aux lutins, les espiègles s’amusent à l’égarer. Elle triomphe cependant de ces résistances et de ces espiègleries, mais c’est à grand renfort de formules magiques et de sésame, ouvre-toi! A quoi peut tenir cette résistance qui semble parfois du mauvais vouloir? Le mystère s’expliquerait cependant, s’il était vrai que l’imagination de M. Hugo