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dans la population féminine de chaque logis ! Depuis le matin jusqu’au soir, ce ne sont que lessives et nettoyages. Casseroles et marmites sont rougies au feu. L’eau bouillante purifie les vases en or et en argent qui serviront pendant la fête. Une fois la semaine commencée, les relations de famille sont si rigoureusement suspendues, que le Messie lui-même, arrivant dans un village juif de l’Alsace, courrait grand risque de trouver partout porte close. Mais le grand jour approche enfin ! Dès la veille, quelle métamorphose dans l’intérieur ! Admirez ces glorieux chapelets d’oignons et d’échalotes qui s’étalent sur les panses rebondies des fours, ces brillantes assiettes d’étain rangées par douzaines sur les planches, et qui ne serviront que pendant la pâque seulement. Voici la salle à manger, qui est aussi la salle de réception. Tout y respire un air de fête, et il y règne une élégance rustique irréprochable. Les cadres des gravures, et notamment celui du mizrach[1], sont resplendissans ; des rideaux de calicot blanc parent toutes les fenêtres. Le plancher fraîchement lavé est recouvert de sable jaune et rouge. De tous côtés s’exhale la douce odeur des premières violettes de l’année. L’indispensable lampe à sept becs se balance tout près du fauteuil-trône nommé lahne dans le patois du pays, et où s’étagent les coussins à paillettes qui serviront de couchette au maître de la maison pendant les deux premières nuits de Pâque. Dans ce milieu, empreint de l’indéfinissable charme des traditions, comment ne pas évoquer de joyeuses scènes de famille ? comment ne pas penser surtout à la plus caractéristique des cérémonies qui précèdent la pâque, à cette cuisson du matsès ou pain sans levain, qui est une si importante occupation des ménagères juives de nos campagnes[2] ? Je revoyais l’immense table qu’on dresse dès six heures du matin près de la cuisine où flambe depuis la veille dans un four béant un immense feu de javelles. J’entendais les rires des robustes filles qui pétrissent la sainte pâte dans des bassins de cuivre, bien reluisans, les lazzis des travailleurs qui la roulent, la piquent et la mettent au four. C’est bercé en quelque sorte par ces visions du passé que j’arrivai dans le village où elles allaient se transformer pour moi en réalités du présent.

  1. Mizrach signifie orient. On encadre le papier où est tracé ce mot. C’est du côté du mizrach qu’on se tourne pour faire la prière, Jérusalem étant du côté de l’orient.
  2. Dans les villes, la cuisson du matsès est devenue une entreprise comme une autre. À l’approche de Pâque, il se forme, sous la direction de quelques habiles, des boulangeries d’azymes. Des hommes payés par les chefs de l’entreprise se présentent de maison en maison quelques jours avant la fête. Ils prennent note du nombre de livres de matsés dont chaque ménage aura besoin pendant huit jours ; les familles n’ont point à se préoccuper de la cuisson du matsès, et elles reçoivent à l’époque indiquée leur ration d’azymes dans des paniers blancs.