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couverts ; sur chaque assiette, un petit livre en texte hébreu et illustré de gravures tirées de l’histoire du séjour d’Israël en Égypte et de sa sortie d’Égypte : c’était la Haggada, ou recueil des chants et des prières relatifs au cérémonial de la soirée. Le père Salomon commença par s’installer carrément dans le fauteuil-trône qui lui était réservé. On me fit asseoir tout près de lui : c’était la place d’honneur ; — d’un côté de la table carrée, la mère et ses filles ; vis-à-vis, les fils de la maison, habillés de neuf comme tout le monde, et, comme tout le monde aussi, la tête couverte, conformément à l’usage, qui est inflexible à cet endroit. Au bout de la table, je remarquai un homme à la figure anguleuse, coiffé d’un chapeau quelque peu bossue, portant une redingote râpée, mais parfaitement propre, et un madras jaune autour du cou pour cravate : Salomon m’apprit que c’était l’hôte familier des jours de fête, le pauvre Lazare, moitié mendiant, moitié marchand, car, dans les foires, il vendait des livres de prières hébreux pour le compte des imprimeries hébraïques de Redelheim et de Soultzbach. À côté du pauvre se tenait la grosse servante Hana, haute en couleur, les cheveux largement enduits de pommade à la rose et un tartan de circonstance sur le dos.

Au milieu de la table se dressait une sorte de plat en argent où étaient placés trois grands azymes, séparés l’un de l’autre par une serviette. Au-dessus de ces trois azymes, sur des sortes de soucoupes en argent, s’étalait une véritable exposition des choses les plus bizarres en apparence et les plus opposées : ici de la laitue, là une marmelade fabriquée avec de la cannelle, des pommes et des amandes ; plus loin, un gobelet plein de vinaigre ; plus loin encore, du cerfeuil, un œuf dur, un morceau de raifort ; enfin, tout à côté, un os recouvert d’un peu de chair. Tout cela pourtant avait sa signification et sa raison d’être. C’étaient autant de naïfs emblèmes. La marmelade figurait l’argile, la chaux et la brique que travaillaient les Israélites esclaves sous les pharaons. Ce vinaigre, cet œuf dur, ce raifort, ce cerfeuil, symbolisaient l’amertume et les misères de la servitude. Cet os enfin, recouvert d’un peu de chair, représentait l’agneau pascal. Chaque convive avait devant soi une coupe en argent ; celle du maître de la maison était en or. Sur une étagère voisine de la table étaient groupées des carafes pleines de vin blanc des meilleurs crus du pays, presque exclusivement du kitterlé et du rangué, le kitterlé, le rangué, ces cécubes et ces falernes du Haut-Rhin ! Selon la tradition, il y avait aussi plusieurs bouteilles de vin rouge. Ce soir-là, le vin rouge doit rappeler la cruauté des pharaons, qui se baignaient, dit-on, dans le sang des enfans hébreux.