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fondamental est que Dieu pourra bien infliger une expiation aux pécheurs, mais que cette expiation ne saurait être éternelle et infinie, et que tous les hommes finiront par être sauvés. C’est cette doctrine que Mme Stowe a entrepris de développer, et qu’elle oppose à la croyance puritaine sur la prédestination et le petit nombre des élus. Elle s’élève contre les rigueurs de la théorie calviniste dans quelques pages d’une éloquence émue, qui semblent un écho de Channing, et elle a formulé ses objections dans une scène d’une singulière hardiesse, si l’on songe au public pour lequel l’auteur écrit. La nouvelle de la mort de James est arrivée à la Maison-Blanche, et la conviction que James est un réprouvé ajoute à la douleur de la famille. Personne n’a de doute à ce sujet, ni le vieux Marvyn, ni mistress Scudder, ni Mary, ni le docteur. Seule, Ellen Marvyn reste muette : plusieurs jours se sont passés depuis la fatale nouvelle, et cette mère si tendre n’a pas prononcé une parole, n’a pas versé une larme. Mary vient enfin voir sa tante, et le cœur d’Ellen Marvyn déborde.


Mistress Marvyn entraîna Mary dans sa chambre. Elle semblait prise de frénésie, elle ferma et verrouilla la porte, attira Marc aux pieds de son lit, et, lui jetant les bras autour du cou, elle appuya sur son épaule un front brûlant. Elle pressa sa petite main sur ses yeux, puis tout à coup, écartant sa nièce, elle la regarda en face comme quelqu’un résolu à dire un secret longtemps étouffé. Ses yeux si doux lançaient des éclairs de désespoir et d’égarement comme ceux d’un cerf aux abois qui, avant de mourir, se retourne contre la meute.

« — Mary, dit-elle, je ne puis me retenir ; ne faites pas attention à ce que je dis ; mais il faut que je parle ou que je meure ! Mary, je ne peux pas, je ne veux pas me résigner, cela est trop dur, trop injuste, trop cruel, je le dirai jusqu’à mon dernier jour. Pour moi, il n’y a ni bonté, ni justice, ni merci en quoi que ce soit ; la vie me semble la malédiction la plus affreuse qu’on puisse infliger à un être sans défense. Qu’avons-nous donc fait pour qu’on nous l’impose ? Pourquoi nous a-t-on appris à aimer et à espérer ? pourquoi nos cœurs sont-ils si pleins de tendresse, si toutes les lois de la nature concourent à nous écraser et ne suspendent jamais notre agonie ? pourquoi souffrons-nous tant dans cette vie, qu’il vaudrait mieux pour nous n’être point nés ?

« Songez donc, Mary, à la brièveté de la vie. Songez à l’effrayante durée de l’éternité ; songez que toute la puissance et toute la science de Dieu s’emploient à faire souffrir ceux qui ne sont pas élus, que tout le genre humain, sauf une imperceptible fraction, a été soumis à cette loi et la subit encore. Le nombre des élus est si faible, que nous pouvons presque les compter pour rien. Que de nobles esprits, que de cœurs chauds et généreux, que de belles natures font naufrage et sont rejetées par milliers, par dizaines de milliers ! Comme nous nous aimons les uns les autres, comme nos cœurs se confondent, comme nous serions plus qu’heureux de mourir les uns pour les autres. Et tout cela finit… Oh ! Dieu, comment cela finit-il ? Mary, ce n’est