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et des bonds d’une grâce infinie. — Eh bien ! non, ce ne sera pas ma destinée, pensai-je avec dépit. Je descendrai jusqu’à cette route, et je prendrai à gauche. À présent je sais où je suis. Il ne sera pas dit que j’irai où je ne veux pas aller.

Arrivé sur la route, je sentis la rapide transition de l’atmosphère, et je m’assis, baigné de sueur, au bord d’une petite source qui perçait le rocher taillé à pic. Je reconnaissais la source, et l’endroit, et le site, et jusqu’aux pierres du chemin. Pourtant, dans la crainte d’être trompé encore par quelque hallucination, je m’informai auprès d’un charretier qui passait, — Vous êtes bien sur la route d’Arlanc, me dit-il, et à un quart d’heure d’ici, en marchant devant vous, vous trouverez le château de Bellevue ; mais si c’est là que vous allez, je vous avertis qu’il n’y a personne. Du moins les maîtres sont tous partis ce matin pour Issoire. — Je me dis aussitôt que si la famille Butler était du côté d’Issoire, je devais m’en aller par le côté d’Arlanc pour m’enlever toute chance et toute misérable velléité de la rencontrer. Je marchai donc sur Bellevue, résigné à passer le long du parc, et même devant la porte.

Le parc de Bellevue est un des plus beaux jardins naturels que j’aie jamais vus. C’est l’œuvre de la nature bien plus que celle de l’homme, et pourtant c’est M. Butler ou plutôt c’est Love qui l’avait créé, en ce sens qu’elle avait choisi, dans les propriétés qui avoisinent le château, le site le plus romantique, pour l’approprier aux besoins de la promenade. Ainsi que je l’ai dit déjà, la clôture était une limite bien plutôt qu’une défense, et nulle part l’œil n’était arrêté ou attristé par la vue d’un mur. Ce vaste enclos se composait du revers de deux collines boisées, qui venaient se toucher à leur base pour s’éloigner ensuite plus ou moins, de place en place, former d’étroits sanctuaires de verdure d’une adorable fraîcheur, et se souder au fond en un mur de rochers d’où tombait un mince ruisseau d’argent. Dans ce rocher, on avait pratiqué une voûte et une arcade fermée d’une grille tout à côté de la cascatelle ; mais on avait si bien masqué cette sortie avec des plantes et des arbustes, qu’il fallait la connaître pour savoir qu’on pouvait s’échapper par là de cette espèce de bout du monde, c’est le nom qu’on donne en Auvergne, dans la Creuse, et, je crois, un peu partout, à ces impasses de montagnes. Tout le vallon du parc, véritable collier de salles de verdure, doucement incliné vers l’habitation, se terminait brusquement par une étroite brisure au pied du monticule, que dominaient les parterres et les bâtimens. Là encore le ruisseau faisait un saut gracieux et s’en allait dans le désert. Un sentier taillé dans la roche le suivait à travers les bois ; mais le parc s’arrêtait réellement à la cascade, comme il avait commencé à la cascade située un quart de