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le temps d’arriver et d’arracher la petite canne des mains de Hope. J’en frappai le taureau sur le nez. Je savais que, dans notre pays, on se rend maître de ces animaux avec une chiquenaude sur les narines. Le taureau s’arrêta stupéfait, et, comme je le menaçais de recommencer, il tourna le dos et s’enfuit. Restait l’équipage à préserver de sa rancune. Le domestique à pied se réfugia bravement derrière la voiture, et le cocher, ne pouvant prendre du large, rassembla ses chevaux pour les empêcher de s’effrayer. Je suivis le taureau, et je le forçai encore, sans aucun danger pour moi-même, à passer sans attaquer personne. Je vis alors une sorte de débat s’élever entre le frère et la sœur. Hope, mécontent sans doute de ma brusquerie, ne voulait pas que l’on me remerciât, et Love insistait pour que le domestique m’amenât vers elle. Je craignis d’être reconnu, et, passant à ce dernier la canne de son jeune maître, je courus après le taureau, qui s’en allait très vite et qui pouvait être censé m’appartenir. Dès que je pus trouver un éboulement au précipice, j’y poussai l’animal en y descendant avec lui, puis je me cachai dans les détours de la montagne, laissant le domestique envoyé à ma recherche m’appeler à son aise.

Quand je vis que l’on renonçait à me trouver, je remontai sur la route, et je laissai la voiture me devancer beaucoup. J’arrivai à Saint-Nectaire une heure après la famille Butler, et, entendant dire aux habitans que les Anglais avaient été voir les grottes à source incrustante, je continuai mon chemin pour aller me reposer dans une maisonnette de paysan hors du village. Bientôt après, suivant le chemin doux et uni qui passe à travers une double rangée de boursouflures volcaniques, sorte de via Appia bordée de petits cratères qu’à leur revêtement de gazon et à leurs croûtes de laves, on prendrait pour d’antiques tumulus couronnés de constructions mystérieuses, je m’arrêtai à l’entrée du val de Diane, en face du château de Murol, ruine magnifique plantée sur un dyke formidable, au pied d’un pic qui, de temps immémorial, porte le nom significatif de Tartaret.

Puisque mes voyageurs avaient fait halte au dyke de la Verdière, ils ne pouvaient manquer de gravir celui de Murol. Je les vis arriver, et je les devançai encore pour aller me cacher dans les ruines. Je les trouvai envahies par un troupeau de chèvres qui broutaient les feuillages abondans dont elles sont revêtues. On les avait mises là depuis peu, car elles s’en donnaient à cœur joie, grimpant jusque sur les fenêtres et dans les grands âtres de cheminées béantes le long des murs aux étages effondrés. Il m’était bien facile de me dissimuler dans ce labyrinthe colossal, une des plus hautaines forteresses de la féodalité. Vue du dehors, c’est une masse prisma-