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sourde, implacable, fermente en lui. Les mépris qu’il a subis en silence, la rancune qui s’est amassée en son cœur, ses souvenirs saignans, son âpre soif de vengeance, s’expriment d’abord en sourdine, en a parte contenus, mais terribles ; puis, certain qu’on a besoin de lui, s’enhardissant peu à peu, redressant par degrés son humble attitude, il laisse déborder sur ses lèvres le trop-plein de sa bile amère ; c’est alors que vient cette apostrophe, où Kean enleva du premier coup son misérable auditoire :


« Signor Antonio, ce n’est pas une fois, mais mille, que, dans les groupes du Rialto, vous avez pris à partie et ma richesse et mes façons de spéculer. J’ai courbé l’épaule patiemment sous ces railleries ; souffrir n’est-il pas le lot de toute notre race ? Vous m’appeliez mécréant, loup-cervier, coupe-gorge, et crachiez avec mépris sur ma casaque de Juif, le tout parce que je me sers à mon gré de ce qui est mien. À merveille ! Maintenant vous avez, paraît-il, besoin de mon aide. Allons, très bien ! Vous venez vers moi : Shylock, j’ai affaire de vos écus, me dites-vous. Oui, vous dites ainsi ; vous dont la salive a souillé ma barbe, vous qui m’avez repoussé du pied comme le chien étranger que vous écartiez de votre seuil, vous implorez mes écus ! Que vous répondrai-je ? Ne devrais-je pas vous demander à mon tour : Un chien a-t-il de l’argent ? Un vil roquet peut-il prêter trois mille ducats ? Ou bien faut-il m’incliner, et, plié en deux, avec l’humble accent du serf docile, retenant mon souffle, parlant à peine d’une voix craintive, dirai-je ce qui suit : Mon beau seigneur, vous avez, mercredi passé, craché sur ma personne ; tel autre jour, vous m’avez toisé dédaigneusement ; en mainte autre occasion, traité de chien, et, pour tant de courtoisies, mes écus sont bien à votre service ? »


Les quatre derniers vers de cette virulente apostrophe :

Fair sir, you spet on me wednesday last,
You spurn’d me such a day ; another time
You call’d me dog, and for these courtesies
I’ll lend you thus much monies !


furent ce soir-là rendus comme jamais ils ne l’avaient été. Kean rompait en visière avec la tradition. Avant lui, Garrick, Kemble et leurs émules faisaient de Shylock un vieillard rapace, un Harpagon à cheveux blancs, chez qui prédominait l’avidité, l’inextinguible soif d’amasser. Le jeune acteur lui ôtait quelques vingt ans, et lui donnait pour divinité non plus Mammon, mais la Vengeance. C’est bien la pensée de Shakspeare. À la vue d’Antonio, la première pensée de Shylock n’est pas : « Quel gros intérêt lui arracherai-je ? » mais bien : « Toi, chrétien, le Juif te hait ! »

I hate him, for he is a Christian.