Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 24.djvu/491

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nous demander quel est le degré de sympathie de M. Tennyson pour son époque. Cette sympathie existe, mais elle est, je le crois, plus fine que forte, plus délicate que profonde. L’âme du poète est enchaînée à celle de ses semblables par mille liens, mais ce sont des liens subtils comme ceux dont les Lilliputiens garrottèrent Gulliver. Il a des entraînemens de curieux, de lettré, d’artiste ; il aime et déteste sans doute beaucoup de choses, mais surtout, je le crains, celles qu’il est assez indifférent d’aimer ou de détester. Il aime les parcs modernes et les bizarreries architecturales des modernes résidences seigneuriales de l’Angleterre, où les débris du gothique se mêlent au style grec dans un contraste si inattendu ; il aime les paysages anglais et les bruits de la vie et du travail humain, pourvu toutefois qu’ils ne soient point retentissans et qu’ils ne troublent pas ses rêveries. Il passe à travers toutes les réalités de la vie moderne, qu’il écrème pour ainsi dire avec un art exquis, mais dont il néglige les côtés douloureux et profonds. Cette sympathie, tout ingénieuse, un peu rusée, se montre avec toute sa grâce dans le poème qu’il a intitulé la Princesse. Dans ce poème, il s’est proposé de dramatiser la question, si souvent soulevée, des droits de la femme et de l’égalité des sexes. Avec cette question, il a composé une causerie rhythmée qui est une des lectures poétiques les plus délicieuses qu’on puisse faire. Cette lourde, pédantesque et grave question est devenue légère comme une ombre. Si la féerie ravissante de Shakspeare s’intitule à juste titre songe d’une nuit d’été, la Princesse pourrait s’intituler le rêve d’une après-midi d’été. C’est charmant, fin et délicat au possible, amusant comme une mascarade élégante ; mais de passion, de sympathie ou d’antipathie décidée, d’enthousiasme ou de violence sarcastique, point. C’est plaisir que de voir avec quel tact et quel bon goût parfait il a fait triompher la nature sur l’utopie, comme il lui a suffi d’une rougeur, d’un appel à voix basse, d’une excuse flatteuse, pour démolir tout le système sophistique qu’il avait mis en action. L’utopie s’évanouit comme un nuage stérile devant une réalité qui n’a rien de farouche et de brutal, mais qui est au contraire plus séduisante que le plus aimable des rêves. La Princesse est un poème délicieux, qui donnera à ceux qui le liront la véritable mesure de la sympathie de M. Tennyson, et qui leur marquera l’extrême limite qu’elle ne consent jamais à dépasser. Cette sympathie n’a pas de chaleur, elle est aussi loin que possible de la charité chrétienne ; elle est essentiellement littéraire, intellectuelle. M. Tennyson sympathise plutôt avec les pensées des hommes qu’avec leurs passions, et quand il est ardent et impétueux, ce qui lui arrive rarement, on peut être sûr que c’est pour célébrer plutôt un triomphe intellectuel qu’un triomphe moral : témoin l’admirable