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chant de Locksley Hall, qui en termes si véhémens célèbre et prophétise les conquêtes de la science moderne.

Son œil se tourne de préférence vers la beauté. L’amour de toutes les belles formes, quelles qu’elles soient, voilà le sentiment qui donne à ses poèmes l’unité qu’ils n’auraient pas sans lui, car M. Tennyson a inauguré dans la poésie anglaise le règne de la fantaisie. Ses inspirations ne coulent pas d’une source intérieure, d’une de ces sources inépuisables qui ne tarissent qu’avec la vie, comme chez Byron, Shelley ou Wordsworth. Non, elles sont des enfans du caprice et de l’imagination vagabonde. Il n’a pas, si je puis m’exprimer ainsi, de vue d’ensemble sur la nature ; il s’arrête de préférence aux détails, qu’il sait utiliser avec une adresse pratique et un savoir-faire quasi mondain qui font honneur à son esprit industrieux. J’emploie très à dessein cette épithète de mondain, qui pourra sembler sévère à quelques personnes. M. Tennyson n’a pour la nature aucun de ces respects religieux et désintéressés qu’elle inspire aux très grands poètes ; mais il sait employer tous les détails qu’elle lui présente. Il n’en néglige et n’en laisse perdre aucun. Il glane en homme ingénieusement économe la matière de ses métaphores et de ses images. Il interrompt volontiers une rêverie au bord d’un ruisseau pour remarquer le saut brusque d’une truite hors de l’eau, et détourne ses yeux de la contemplation d’un paysage pour suivre un rat qui trotte le long d’un mur. Un autre poète aurait maudit peut-être ces puérils incidens, qui venaient si mal à propos troubler le cours de ses rêveries. Il n’en est pas ainsi avec M. Tennyson : il sait que sa mémoire, qui est très fidèle, lui représentera ces images lorsqu’il en aura besoin. Tranchons le mot brutalement, même au risque de déplaire aux admirateurs de M. Tennyson, qui, séduits comme nous le sommes nous-même par la beauté et la musique de ses poèmes, lui prêtent sans marchander les qualités dont il ne se soucie guère et les profondeurs qu’il n’a pas : l’âme poétique de M. Tennyson, c’est le dilettantisme, et sa muse, c’est la fantaisie. Beaucoup de lecteurs s’y trompent, parce que ce dilettantisme est singulièrement dédaigneux, élégant, parce que cette fantaisie n’est point frivole et ne court pas à tout objet. Si le ton était moins noble et la mélodie moins pure, le fait que nous signalons apparaîtrait clairement à tous les yeux ; mais le poète se sauve des erreurs du dilettantisme et des excès de la fantaisie par une perpétuelle élévation de langage et une élégance de formes qui touchent de très près à la noblesse. Quel que soit l’objet qu’il distingue, il l’embellit, le purifie, et le rend digne d’amour.

Ce qu’on ne peut assez louer dans le poète, c’est le travail constant qu’il accomplit sur lui-même, les soins qu’il prend de sa renommée