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la presse européenne, où ils jaillissent chaque jour avec tant d’abondance. Nos témoins sont les gouvernemens eux-mêmes. Le membre du cabinet anglais qui l’autre jour prenait la parole au nom de ses collègues à Mansion-House, au dîner du lord-maire, sir George C. Lewis, signalait à ses compatriotes l’anxiété que l’état des affaires étrangères devait leur causer. Le ministre des affaires étrangères de Prusse, M. de Schleinitz, dans la circulaire qu’il vient d’écrire sur l’entrevue du prince régent et de l’empereur Alexandre à Breslau, parle de « la situation si grave des affaires européennes. » Le ministre prussien, préoccupé des moyens qui peuvent faire disparaître « ce qu’il y a d’anormal et de profondément regrettable dans la situation de l’Europe, » indique comme un des plus efficaces parmi ces moyens la cordiale entente qui s’est rétablie entre le prince de Prusse et l’empereur de Russie. Il y a donc, ce sont les gouvernemens eux-mêmes qui le disent, des choses graves, anormales, profondément regrettables, dans la situation de l’Europe, et des motifs sérieux à l’anxiété générale. Il n’est pas nécessaire d’être dans le secret des cabinets pour discerner une partie au moins de ces choses, dont la gravité varie suivant la position du pays au point de vue duquel on les considère. En France par exemple, les difficultés qu’il faut résoudre ne sont point de celles que l’entente de la Russie et de la Prusse doive et puisse conjurer. La plus sérieuse à nos yeux n’est point même la pacification et la reconstitution de l’Italie ; c’est l’état et la tendance de nos relations avec l’Angleterre. Sur ce point, nous ne serons pas démentis : nous allons depuis quelque temps si visiblement à la dérive à l’endroit de l’alliance anglaise, que la question anglaise est devenue la préoccupation ou le souci de tout le monde. C’est l’intérêt qui pour nous domine, à l’heure qu’il est, tous les autres ; c’est l’inconnu qu’il faut dégager le plus promptement possible. Quelle est la position que la France doit et va prendre vis-à-vis de l’Angleterre ? C’est à cette question que la France et son gouvernement devraient se hâter de faire, avec une résolution raisonnée, une réponse claire et catégorique.

La France et l’Angleterre ne peuvent avoir l’une vis-à-vis de l’autre que l’une de ces trois positions : l’antagonisme déclaré, le système de réciproque bon vouloir que l’on appelle l’entente cordiale, ou bien un état intermédiaire entre l’antagonisme et l’alliance intime, dans lequel les deux puissances, sous les apparences générales de l’alliance, renoncent au concert préalable, à l’action commune, et se réservent l’entière liberté de leurs allures. Nous ne parlerons pas des deux premières positions : l’une, l’antagonisme, est précisément l’extrémité que veulent prévenir les esprits éclairés et les honnêtes gens des deux pays ; l’autre, l’entente cordiale, est le système qui, après avoir été si utile à notre politique et même aux intérêts du capital et du travail parmi nous pendant la guerre de Crimée, a malheureusement périclité depuis. La troisième position, la politique d’indépendance et d’isolement vis-à-vis de l’Angleterre, est celle qui semble prévaloir aujourd’hui, ou, si l’on veut, vers laquelle nous tendons. Nous n’avons garde de dire que cette attitude ne puisse être inspirée à la France, dans certaines circonstances, par ses intérêts et son honneur. Nous ne prétendons pas qu’une telle politique ne puisse être pratiquée avec succès et avec prudence par notre pays dans les conditions générales d’une alliance ordinaire