Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 24.djvu/520

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cette foule dont il était le héros : il aperçut une jeune femme vêtue de blanc, et lui lança un regard dont elle ne put soutenir la dureté ; elle se rassit au plus vite. »

Elle n’était pas destinée à ne subir, de la part des Bonaparte et de Napoléon lui-même, que des mouvemens brusques et des regards durs. Lucien Bonaparte était ministre de l’intérieur ; spirituel, hardi, libertin, déclamateur, « tout en lui visait à l’effet ; il y avait de la recherche et point de goût dans sa mise, de l’emphase dans son langage et de l’importance dans toute sa personne. » La beauté de Mme Récamier le charma ; elle s’appelait Juliette : il imagina qu’il la séduirait plus aisément en empruntant à Shakspeare son personnage le plus passionné ; il se fit Roméo, et lui écrivit :


LETTRES DE ROMÉO A JULIETTE
par l’auteur de la Tribu indienne.

« Encore des lettres d’amour !!! Depuis celles de Saint-Preux et d’Héloïse, combien en a-t-il paru !… Combien de peintres ont voulu copier ce chef-d’œuvre inimitable !… C’est la Vénus de Médicis que mille artistes ont essayé vainement d’égaler.

« Ces lettres ne sont point le fruit d’un long travail, et je ne les dédie point à l’immortalité. Ce n’est point à l’éloquence et au génie qu’elles doivent le jour, mais à la passion la plus vraie ; ce n’est point pour le public qu’elles sont écrites, mais pour une femme chérie… Elles décèlent mon cœur ; c’est une glace fidèle où j’aime à me revoir sans cesse ; j’écris comme je sens, et je suis heureux en écrivant. Puissent ces lettres intéresser celle pour qui j’écris !!! Puisse-t-elle m’entendre !!! Puisse-t-elle se reconnaître avec plaisir dans le portrait de Juliette, et penser à Roméo avec ce trouble délicieux qui annonce l’aurore de la sensibilité !!! »


Mme Récamier ne voulut ni se reconnaître ni se troubler ; elle rendit à Lucien Bonaparte ses lettres devant du monde, et en louant tout haut son talent, petite flatterie qu’il ne méritait pas. Lucien renonça à Roméo et écrivit à Mme Récamier en son vrai nom, aussi peu naturel, aussi ridicule sous sa figure propre que sous le masque. Il ne réussit pas davantage. Mme Récamier montra ces lettres à son mari, en lui proposant de fermer à Lucien sa porte ; mais M. Récamier, tout en remerciant sa femme de sa confiance et de sa vertu, l’engagea à ne pas rompre ouvertement avec le frère du général Bonaparte, « ce qui pourrait compromettre gravement et peut-être ruiner sa maison de banque. » Et elle continua en même temps à voir et à repousser son emphatique amoureux.

L’hiver suivant, en 1800, le ministre de l’intérieur donna à son frère, le premier consul, un bal et un concert. Mme Récamier y fut invitée. « Arrivée depuis quelques momens et assise à l’angle de la