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cheminée du salon, elle aperçut devant cette même cheminée un homme dont les traits étaient un peu dans la demi-teinte, et qu’elle prit pour Joseph Bonaparte, qu’elle rencontrait assez fréquemment chez Mme de Staël : elle lui fit un signe de tête amical ; le salut fut rendu avec un extrême empressement, mais avec une nuance de surprise. À l’instant, Mme Récamier eut conscience de sa méprise et reconnut le premier consul. Elle s’étonna de lui trouver un air de douceur fort différent de l’expression qu’elle lui avait vue à la séance du Luxembourg. Napoléon adressa quelques mots à Fouché, qui était auprès de lui, et comme son regard restait attaché sur Mme Récamier, il était clair qu’il parlait d’elle. Peu après, Fouché vint se placer derrière le fauteuil qu’elle occupait, et lui dit à demi-voix : « Le premier consul vous trouve charmante. »

« On annonça que le dîner était servi. Napoléon se leva et passa seul, et le premier, sans offrir son bras à aucune femme. On se mit à table : la mère du premier consul se plaça à sa droite ; de l’autre côté, à sa gauche, une place restait vide. Mme Récamier, à qui la sœur de Napoléon, Mme Bacciocchi, avait adressé, en passant dans la salle à manger, quelques mots qu’elle n’avait pas entendus, s’était placée du même côté de la table que le premier consul, mais à plusieurs places de distance. Napoléon se tourna avec humeur vers les personnes encore debout, et dit brusquement à Garat, en lui montant la place vide auprès de lui : « Eh bien ! Garat, mettez-vous là. » Le dîner fut très court. Napoléon se leva de table et quitta la salle ; la plupart des convives le suivirent. Dans ce mouvement, il s’approcha de Mme Récamier et lui demanda si elle n’avait pas eu froid pendant le dîner ; puis il ajouta : — Pourquoi ne vous êtes-vous pas placée auprès de moi ? — Je n’aurais pas osé. — C’était votre place. — C’est précisément ce que je vous disais avant le dîner, lui dit Mme Bacciocchi. »

Plus d’une grande fortune féminine a commencé dans les cours à moins de frais ; mais il n’était ni dans la volonté, ni dans la destinée de Mme Récamier d’accepter celle qui s’offrait ainsi à elle, pas plus les brusques avances de Napoléon que la passion déclamatoire de Lucien. Elle avait dès lors, à vingt-trois ans, une singulière indépendance d’esprit et de cœur, et mettait son plaisir à sentir tous les mérites et à accueillir tous les hommages, sans s’inquiéter de savoir s’ils lui attireraient la faveur ou la mauvaise humeur des puissances du jour. Elle avait d’intimes amis parmi les adversaires déclarés de Napoléon, et leur était hautement fidèle ; elle assistait au procès du général Moreau, relevait son voile pour le chercher des yeux sur les bancs des accusés, et lui rendait avec empressement le salut reconnaissant qu’elle recevait de lui. Autour même de Napoléon, parmi