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que moi. » Ce n’étaient point là des phrases de première et passagère émotion. M. Ballanche tint parole ; pendant trente-cinq ans, son dévouement à Mme Récamier fut, comme il l’avait dit, entier et sans réserve. Il n’exigeait rien, ne se plaignait de rien, entrait dans tous les sentimens de Mme Récamier, la conseillait au besoin avec une complète franchise, mais sans l’anxiété dévote de Matthieu de Montmorency, car il ne pensait nullement à la convertir ; elle était déjà pour lui une créature céleste, un ange, l’idéal qu’il passait sa vie à contempler, à admirer et à aimer, comme Dante contemplait, admirait et aimait Béatrice en traversant le paradis. « Ma destinée à moi tout entière, lui écrivait-il, consiste peut-être à faire qu’il reste quelque trace, sur cette terre, de votre noble existence. Vous savez bien que vous êtes mon étoile. Si vous veniez à entrer dans votre tombeau de marbre blanc, il faudrait bien vite me faire creuser une fosse où je ne tarderais pas d’entrer à mon tour. Que ferais-je sur la terre ?… » On ne peut assister sans quelque surprise à cet amour si dégagé de toute prétention, de tout désir, de toute jalousie, et dont pourtant il est impossible de méconnaître la puissante vérité. Et ce qui fait à Mme Récamier peut-être encore plus d’honneur que d’avoir inspiré un tel sentiment, c’est qu’en l’acceptant tout entier elle n’en abusait pas, et le payait d’un retour très inégal sans doute, mais sérieux et sincère. Elle témoignait à M. Ballanche une amitié et une confiance qui, dans ce cercle de brillans adorateurs, lui faisaient, à lui, une situation douce. Elle prenait grand soin de son modeste amour-propre, de sa dignité, de ses intérêts, de ses succès ; elle contribua beaucoup à le faire entrer, en 1842, à l’Académie Française, et lorsqu’en 1847, il fut atteint d’une pleurésie mortelle, Mme Récamier, qui venait de subir l’opération de la cataracte et avait besoin du plus profond repos, renonça à toute précaution, vint s’installer au chevet de son ami mourant, ne le quitta plus tant qu’il respirait encore, « et perdit dans les larmes, dit sa nièce, toute chance de recouvrer la vue. »

Quel contraste entre cette relation si sereine et les exigences, les inégalités, les ennuis, les sécheresses et les adorations alternatives qu’imposait à Mme Récamier l’amour de M. de Chateaubriand ! La lecture des Souvenirs que publie Mme Lenormant à peine achevée, je viens de relire le volume qu’à consacré à Mme Récamier, et à ses rapports avec elle, dans les Mémoires d’Outre-Tombe, M. de Chateaubriand lui-même. Les femmes ont cela d’admirable que lorsqu’elles rencontrent, dans un homme qui s’occupe d’elles, de grandes qualités, de grands talens, l’éclat du mérite et de la renommée, elles supportent tous les défauts, toutes les prétentions, je dirais presque toutes les tyrannies, et pardonnent tout à la supériorité et à la passion. Ce qui est grand et beau les touche et les