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ajourner les opérations contre Canton, où il était essentiel de frapper les premiers coups, et compromettre les intérêts commerciaux, que les instructions ministérielles recommandaient instamment de ménager. D’ailleurs l’ambassadeur français, le baron Gros, n’était pas encore arrivé dans les mers de Chine ; puis survinrent les événemens de l’Inde, qui détournèrent une partie des forces destinées à l’expédition. Rien n’était prêt pour une campagne dans le golfe du Petchili. Il fallait donc attendre.

La situation était en vérité plus que singulière. Au midi, la rivière de Canton était bloquée ; l’escadre anglaise canonnait et brûlait des centaines de jonques. C’était la guerre pleinement déclarée. Au nord, à Amoy, à Ning-po, à Shang-haï, Anglais et Chinois se livraient tranquillement au commerce, et échangeaient leurs marchandises. Quand on a la prétention d’apprendre aux Chinois le droit des gens, au moins faut-il l’appliquer soi-même. Or il semble que, dans la circonstance, l’Angleterre aurait dû commencer par amener les pavillons de ses consuls, en invitant ses nationaux à quitter le territoire ennemi ; puis elle eût exposé ses griefs, signifié ses conditions au gouvernement chinois, et cessé tous rapports jusqu’à ce qu’elle eût obtenu satisfaction par la diplomatie ou par les armes. Voilà le droit des gens ; mais ce n’était point le compte du commerce, qui trouvait plus avantageux de garder ses magasins ouverts sur les points où il ne se voyait pas inquiété. Nous n’avons pas à critiquer cette logique. On avouera cependant qu’en acceptant une anomalie aussi étrange, parce qu’elle était à leur profit, les belligérans européens s’interdisaient, dès l’origine, le droit d’imposer au Céleste-Empire l’adoption complète de leur code international et de leurs coutumes diplomatiques. Faciles et tolérans sur ce point, les Chinois pouvaient avoir sur d’autres questions leurs idées particulières, leurs préjugés nationaux, qu’il était peu équitable de censurer et de combattre de front par le seul motif qu’ils blessaient nos habitudes occidentales et nos intérêts. Cette distinction est très importante : la suite montrera qu’elle n’a pas été suffisamment observée lors de la négociation des traités.

Du reste, la difficulté de connaître en Chine le véritable état des choses était telle que les résidens européens ne s’accordaient même pas sur le degré de responsabilité qui devait peser sur le cabinet de Pékin quant à la rupture des bonnes relations à Canton. Les uns prétendaient que le gouvernement n’était point au courant de ce qui se passait au sud de l’empire, et que tout le mal venait du caractère hautain et querelleur du vice-roi. Les autres au contraire, ne pouvaient s’imaginer que ce mandarin eût spontanément adopté une politique aussi compromettante ; ils ne le considéraient que