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comme l’instrument docile de la volonté impériale et du parti qui, à Pékin, s’est prononcé de tout temps contre les étrangers. Placé entre ces deux avis, lord Elgin pensa que les instructions très positives de la cour dirigeaient la conduite de Yeh, mais que, par un procédé assez familier aux Chinois, on se réservait de désavouer et de disgracier le mandarin, s’il n’était pas de force à maintenir sa position contre les barbares. Cette opinion se trouva justifiée, après la prise de Canton, par les documens confidentiels saisis dans les archives et par la dégradation du vice-roi. Lord Elgin avait d’ailleurs sous les yeux, dès le mois de novembre 1857, la traduction d’un rapport qui avait été adressé par Yeh à l’empereur, et inséré dans la Gazette de Pékin. Par ce rapport, le mandarin s’excusait de n’avoir pu encore procéder dans la province de Canton à l’inspection annuelle des troupes. Il alléguait que les régimens avaient dû quitter leurs garnisons habituelles pour défendre la ville et occuper divers points menacés par les Anglais. Il ajournait donc à des temps plus calmes les revues et les manœuvres, et annonçait que, selon les prescriptions impériales, il ne manquerait pas de dégrader ou de destituer les officiers dont les troupes seraient mal exercées et impropres au service.

Le rapport cité par lord Elgin dans sa correspondance mérite attention, non-seulement parce qu’il fait connaître les préparatifs de résistance organisés par le vice-roi, mais encore parce qu’il jette quelques lumières sur l’administration intérieure de l’empire. On voit, par exemple, que chaque année l’empereur délègue un mandarin du grade le plus élevé pour inspecter les troupes dans les provinces, et que cette mission, conférée par décret spécial, est absolument identique à celle que remplissent en France les généraux inspecteurs. Pour les affaires militaires comme pour les affaires civiles, l’immense territoire de la Chine est placé sous le régime de la centralisation la plus absolue. Chaque fonctionnaire est responsable, et il ne s’agit pas ici de cette responsabilité légitime, naturelle, qui peut, dans certains cas, être couverte par l’imprévu ou par la force majeure ; c’est une responsabilité presque sauvage, fatalement condamnée à réussir dans l’exécution de tous les ordres transmis. L’officier sera dégradé si ses troupes se battent mal ; le vice-roi sera dégradé s’il n’a pas raison des Anglais. Il n’y a point d’excuse pour les revers ni de tempérament dans la peine. Loin d’honorer le courage malheureux, la volonté impériale écrase les vaincus ; la disgrâce, quelquefois le supplice est au bout du moindre échec : politique impitoyable, qui s’explique pourtant, sans se justifier, par les conditions mêmes du gouvernement chinois. Pour contenir sous la même loi trois cents millions de sujets, pour administrer tant de provinces plus grandes