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ancêtres ; ses yeux me suivaient avec une curiosité importune. Il prononçait chaque parole avec l’accent du défi, et ne s’adoucissait un peu qu’en s’adressant au matelot. Celui-ci, toujours silencieux, devinant d’avance tous les désirs du capitaine, travaillant sans relâche aux voiles, aux cordages, aux chaînes, me semblait un être indéfinissable. Non-seulement il ne parlait guère, mais il ne regardait pas, et marchait sans bruit, glissant comme une ombre de l’avant à l’arrière de la goélette. À quelle race appartenait-il ? Était-il nègre, Espagnol ou métis ? Sa peau noire pouvait avoir été tannée par les pluies, les orages, les brouillards, les coups de soleil ; ce qui avait terni son œil, c’était peut-être le spectacle de ces milliers de flots qui se poursuivent sans fin à la surface des mers. J’eusse été médiocrement étonné d’apprendre qu’il était ce Hollandais volant qui depuis des siècles erre sur l’océan, et parfois, quand la tempête se prépare, agite devant les navires ses grands bras chargés de brouillards. Quant au mousse, c’était simplement un gamin sale et paresseux comme un serpent : il dormait toujours, et le capitaine ne pouvait guère le réveiller qu’à coups de pied.

Don Jorge, dont les repas étaient nombreux et abondans, occupait le reste de ses loisirs à suivre du regard les lignes et les hameçons qu’il avait attachés aux flancs du navire, et qui bondissaient dans le sillage écumeux. Pendant la première journée, sa pêche fut particulièrement fructueuse : il retira de l’eau force poissons dont j’ai oublié les noms barbares, empruntés à une sorte de patois hispano-indien ; puis il parvint à hisser à bord une dorade, et enfin un jeune requin, long d’environ 2 mètres. Pour prendre ces animaux, les matelots taillent un morceau de toile blanche en forme de poisson volant et l’attachent à un hameçon qu’ils jettent dans le sillage ; ils se mettent ensuite à siffler comme sifflent les bouviers quand ils mènent leur bétail à l’abreuvoir. L’honnête poisson, séduit par cet appel, se jette sur le morceau de toile blanche, avale l’hameçon,… et ceux qui n’ont pas eu honte de tromper un requin le hissent à bord, l’assomment, le dépècent, puis, savourant d’avance leur festin, font joyeusement rôtir les filets et les côtelettes. On assure que les naufragés de la Méduse aimèrent mieux s’entre-dévorer que de manger du requin ; cependant j’osai m’attabler avec l’équipage et satisfaire mon appétit sur la chair du pauvre animal. Je la trouvai bonne ; mais, tout en la savourant, je ne pouvais me défendre d’un certain remords. « De quoi me plaindrai-je, me disais-je, si ses amis le vengent ? » Ainsi va le monde.

Le soir venu, le capitaine, qui de la journée n’avait guère adressé la parole à don Jorge, se rapprocha de lui, et, rendu confiant par la douce et mystérieuse influence de la nuit, condescendit à entrer en