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chauffage. N’y a-t-il pas dans cette mesure de quoi lui mériter les sympathies des partisans de la paix universelle ?

Il était nuit quand je me retrouvai sur la grande place de Carthagène. Le palais de la gobernacion était brillamment illuminé ; des musiciens, montés sur une estrade, soufflaient du cor, du trombone, du fifre, raclaient du violon, de la contre-basse, avec un entrain féroce ; la place entière était transformée en une vaste salle de danse et de jeu. Des hommes et des femmes, étroitement enlacés, se mouvaient en une immense ronde, entraînés par cette danse, si répandue dans l’Amérique espagnole, qui consiste à glisser imperceptiblement sur le sol en agitant les hanches. On ne voit pas le mouvement des pieds, mais seulement la torsion fébrile des corps noués l’un à l’autre ; on dirait que la terre elle-même tourne sous les groupes convulsifs, tant ils avancent silencieusement, emportés par une force invisible. J’éprouvais une espèce de terreur en voyant lentement passer sous les lumières tremblotantes attachées aux piliers ces corps haletans et renversés en arrière, ces figures noires, jaunes ou bariolées, toutes secouant sur leurs fronts des cheveux en désordre, toutes illuminées d’un regard étincelant et fixe : c’était une danse démoniaque, un sabbat infernal. De longues rangées de tables de jeu couvertes de cartes souillées par un long usage dans les tavernes s’étendaient autour de la place ; elles étaient incessamment assiégées par des hommes, des femmes et des enfans, qui venaient y perdre à l’envi leurs cuartillos et leurs pesetas. Un tumulte effroyable s’élevait à chaque coup malheureux, des menaces terribles se croisaient ; cependant je ne vis nulle part reluire l’acier des machetes. L’air était suffocant et chargé de chaudes émanations. Pouvant à peine respirer, je me dégageai de la foule et m’enfuis sur les remparts solitaires, où je pus enfin jouir d’un silence solennel, à peine troublé par la lente respiration de la mer.

J’avais eu d’abord l’intention de rester plusieurs jours à Carthagène, pour avoir le temps de visiter le village indien de Turbaco et le célèbre volcan de boue décrit par Humboldt. En outre, mon hôte et mon hôtesse, Allemands qui parlaient toutes les langues, me donnaient mille bonnes raisons pour prolonger mon séjour à la Fonda de Calamar. Cependant j’entendis parler d’une excellente goélette en partance pour Savanilla, d’où je comptais me diriger par les cours d’eau intérieurs et les forêts vers la Sierra-Nevada, but de mon voyage. Je résolus donc de saisir cette occasion, qui peut-être ne se fût pas retrouvée de longtemps. Au point du jour, je sautai dans une barque et je fis ramer vigoureusement vers le Sirio, dont la carène élégante se balançait au milieu du port. Le marché fut