Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 24.djvu/693

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aller à une sorte de confession de savant ému dans une lettre du 18 février 1771, après l’exil :


« Je suis très touché, dit-il, de la curiosité que vous m’avez témoignée, elle ne vient que de l’intérêt que vous avez pour moi, et cet intérêt sera satisfait de ma réponse, car si vous mettiez à part les préventions favorables que vous m’accordez, vous verriez que je suis fort heureux d’être si bien traité. Au fond, je ne suis pas aimable ; aussi n’étais-je pas fait pour vivre dans le monde. Des circonstances que je n’ai pas cherchées m’ont arraché de mon cabinet, où j’avais vécu longtemps connu d’un petit nombre d’amis, infiniment heureux parce que j’avais la passion du travail, et que des succès assez flatteurs dans mon genre m’en promettaient de plus grands encore. Le hasard m’a fait connaître le grand-papa et la grand’maman ; le sentiment que je leur ai voué m’a dévoyé de ma carrière. Vous savez à quel point je suis pénétré de leurs bontés ; mais vous ne savez pas qu’en leur sacrifiant mon temps, mon obscurité, mon repos, et surtout la réputation que je pouvais avoir dans mon métier, je leur ai fait les plus grands sacrifices dont j’étais capable. Ils me reviennent quelquefois dans l’esprit, et alors je souffre cruellement ; mais comme d’un autre côté la cause en est belle, j’écarte comme je peux ces idées, et je me laisse entraîner par ma destinée. Je vous prie de brûler ma lettre ; j’ai été conduit à vous ouvrir mon cœur par les marques d’amitié et de bonté dont vos lettres sont remplies. Ne cherchez pas à me consoler, assurément je ne suis pas à plaindre. Je connais si bien le prix de ce que je possède que je donnerais ma vie pour ne pas le perdre… »


Attaché dans la disgrâce comme dans la prospérité, aimé de la duchesse de Choiseul, qui ne peut se passer de son grand abbé, et qui l’appelle son chancelier d’esprit, regrettant quelquefois l’étude, puis oubliant tout auprès d’une amie pleine de délicatesses ingénieuses, recherché et goûté de toute cette grande compagnie, badin et enjoué, quoique d’esprit un peu tendu dans la plaisanterie, amusant Mme Du Defîand par ses relations de Chanteloup, ainsi apparaît l’abbé Barthélémy. Son vrai caractère s’efface dans les rayons un peu ternes de la gloire d’Anacharsis ; il revit dans ces lettres et prend sa place dans le monde brillant de Chanteloup.

Mais des diverses figures qui se détachent en quelque façon des pages de cette correspondance, la plus sympathique par la grâce comme par la nouveauté originale, c’est la duchesse de Choiseul, qu’on n’entrevoyait qu’à demi jusqu’ici. Elle se révèle comme une apparition, sensée, piquante, hardie, ayant de plus la pratique des vertus, dont bien d’autres n’avaient que la spéculation, comme le lui disait spirituellement Mme Du Deffand. La duchesse de Choiseul n’était point par la naissance d’une grande et vieille maison ; elle venait d’un grand-père, Crozat, petit commis d’abord, qui, après s’être enrichi dans des aventures de mer et de finances, avait acheté en