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Bretagne la seigneurie du Chatel, berceau du fameux Tanneguy, et dont les fils avaient trouvé des alliances dans la première noblesse. La duchesse de Choiseul était née d’un de ces fils, le marquis Crozat du Chatel, devenu lieutenant-général, et elle avait porté en dot à celui qui devait être le premier ministre de Louis XV une fortune considérable, une grâce modeste, un bon sens précoce et un esprit plein de charme. « Ma dernière et je crois ma plus forte passion, écrit Horace Walpole en 1766, est la duchesse de Choiseul. Son visage est joli, sa personne est un petit modèle. Gaie, modeste, pleine d’attentions, douée de la plus heureuse propriété d’expressions et d’une très grande promptitude de raison et de jugement, vous la prendriez pour la reine d’une allégorie. » — « Oh ! c’est la plus gentille, la plus aimable, la plus honnête petite créature qui soit jamais sortie d’un œuf enchanté, poursuit ailleurs Walpole, si correcte dans ses expressions et dans ses pensées ! d’un caractère si attentif et si bon ! Tout le monde l’aime… » La vraie et unique passion de cette jeune femme, passion rare en ce siècle, était le duc de Choiseul. Tout disparaissait à ses yeux dans le culte dont elle environnait ce brillant époux, et ce sentiment exalté, elle l’exprime naïvement. « Avouez, ma chère petite-fille, écrit-elle à Mme Du Deffand, que c’est un excellent homme que ce grand-papa ; mais ce n’est pas tout d’être le meilleur des hommes, je vous assure que c’est le plus grand que le siècle ait produit. On s’apprivoise avec sa bonhomie, et on ne remarque pas les talens supérieurs et les qualités sublimes qui sont auprès et que la modestie couvre. On les reconnaîtra quand il n’y sera plus, et il sera bien plus grand dans l’histoire qu’il ne nous le paraît, parce qu’on n’y verra pas ses faiblesses relevées du public son contemporain, parce qu’il est jaloux du bonheur de ceux qui en profitent : faiblesses qui sont le fruit d’un caractère facile, d’un cœur trop sensible, d’une âme franche et tout à découvert ; faiblesses dont les inconvéniens ne portent sur aucune chose essentielle et ne peuvent le dégrader dans l’histoire, où le souvenir ne s’en conservera même pas… » M. de Choiseul était encore ministre à ce moment, en 1770 ; déjà il commençait à chanceler, et il semble que cette jeune femme, ambitieuse de gloire pour son mari, défie quelque ennemi invisible.

C’est un des traits de cette âme délicate et ferme de se trouver sans effort au niveau des épreuves d’une disgrâce, de même que la veille encore elle portait avec une gracieuse noblesse le poids des honneurs. L’exil de Chanteloup, en atteignant la duchesse de Choiseul dans son culte, ne fait que mettre en relief les qualités rares de cette nature, une fierté instinctive, une singulière hardiesse de cœur et une merveilleuse finesse de conduite. Au fond, cette curieuse personne