Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 24.djvu/695

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

est peut-être la seule à ressentir une sorte de joie secrète et étrange d’un événement qui lui donne le plaisir de pouvoir s’indigner, et qui lui rend l’illusion d’une intimité avec son mari dans la retraite. C’est surtout dans l’organisation de cette vie nouvelle de Chanteloup que Mme de Choiseul se montre femme du monde supérieure. Il y avait plus d’une difficulté intime. La duchesse de Grammont suivait son frère dans son exil après avoir été associée à l’éclat de son pouvoir. Or entre les deux belles-sœurs l’antipathie était profonde, et il faut voir avec quelle dextérité mêlée de dignité naturelle la duchesse de Choiseul dénoue ces embarras d’intérieur.


« J’ai eu, écrit-elle dès le 14 février 1771 à Mme Du Deffand, j’ai eu avec Mme de Grammont, le jour de son arrivée, en présence de M. de Choiseul, une conversation qui doit assurer ma tranquillité. J’y ai mis beaucoup de politesse, d’honnêteté pour Mme de Grammont, de tendresse et de soumission pour mon mari, de franchise et peut-être même de dignité pour moi. J’ai déclaré que je voulais être la maîtresse dans ma terre et dans ma maison, que chacun le serait chez soi pour tout ce qui lui serait propre, que je n’exigeais l’amitié de personne, que je m’engageais à faire de mon mieux pour contenter tout le monde et que tout le monde se trouvât bien chez moi, mais que je ne m’engageais ni à l’amitié ni à l’estime de tout le monde ; qu’à l’égard de l’estime, j’en avais pour elle, Mme de Grammont ; qu’à l’égard de l’amitié, je ne lui en promettais ni ne lui en demandais, mais que nous devions bien vivre ensemble pour le bonheur de son frère, qui nous rassemblait ici, que si elle se conduisait bien avec moi, je lui répondais qu’elle en serait contente, que si elle se conduisait mal, j’espérais qu’elle en serait contente encore ! On a voulu entrer en justification sur le passé, j’ai brisé court en disant qu’il ne fallait pas rappeler des choses qui ne pouvaient que renouveler l’aigreur, que, puisque nous ne nous engagions point à nous aimer, nous en avions assez dit pour savoir à quoi nous en tenir sur notre conduite future. On a été très content de cette conversation. Depuis, tout va bien ; pas la moindre humeur, beaucoup de liberté. Je sais même qu’on est enchanté de moi, et moi je suis fort contente de tout le monde… »


Cela dit et cela fait, la duchesse de Choiseul se multiplie ; elle est la reine de Chanteloup, mettant la plus ingénieuse activité à orner cet exil, conduisant avec un tact infini ce monde souvent plein de dissonances qui se renouvelle sans cesse autour d’elle, heureuse et affectant encore plus de l’être, intrépide dans la disgrâce. Intrépide ! elle l’est en effet, elle prend avec une aisance qui tient à son caractère une attitude de dignité charmante, aussi éloignée de la morgue que de la bassesse. Elle sent sa position, et elle la défend avec une supérieure délicatesse de fierté. Un jour, Mme Du Deffand s’avise de rapporter à la duchesse d’Aiguillon, mère du nouveau ministre des affaires étrangères, quelques mots agréables écrits à son sujet par la duchesse de Choiseul ; celle-ci se révolte aussitôt à la seule pensée d’avoir paru vouloir plaire à la duchesse d’Aiguillon, et elle met