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pour le luxe et pour l’influence avec les plus anciennes familles. Il y a mille riches maisons de campagne pour un château ; cette force du capital et du travail, à laquelle on peut donner le nom de légion, limite partout les antiques prérogatives de la naissance. Il est d’ailleurs juste de reconnaître que les seigneurs anglais ne reculent point devant certains sacrifices pour embellir les villes et pour étendre leur popularité. Les ducs de Norfolk ont ouvert au public, dans cette même cité de Sheffield, un vaste et beau parc, où la verdure des arbres, l’air pur et le silence, interrompu par le chant des oiseaux ; contrastent agréablement avec le bruit des marteaux et des scies, les rues enfumées et les antres noirs des usines. On leur doit aussi un marché couvert par une immense arche, ayant ce caractère de grandeur romaine que les Anglais impriment à leurs ouvrages d’architecture.

Ce que je cherchais surtout à Sheffield, c’étaient les rapports entre le sel et le fer. Pour saisir ces rapports, il faut suivre les transformations du métal depuis le moment où il arrive par le canal dans la ville jusqu’à l’instant où il sort des usines et des fabriques. Ce canal, creusé en 1815, aboutit à Hull, et forme une ligne de communication directe avec la Mer du Nord. Il est si couvert de bâtimens qu’on ne voit pas même la couleur de l’eau. Toutes les parties du monde paient leur tribut aux différentes industries de Sheffield : les éléphans d’Afrique, les buffles de l’Inde, les cerfs de la Russie et de l’Allemagne fournissent leurs défenses, leurs cornes ou leurs bois à la coutellerie ; mais les bâtimens apportent surtout du charbon, des sapins et du fer. Il est curieux de voir toutes ces richesses brutes, qu’on décharge sur les bords fangeux du canal, surnommé à bon droit un des ruisseaux de la Baltique. Le fer en barres vient de la Russie, de la Suède ; mais le plus estimé est celui de la Norvège. On le transporte ensuite des bords du canal dans l’intérieur des usines. Le type de ces établissemens est une grande fabrique, connue sous le nom de Sheaf Works, qui s’élève sur le bord de l’eau, et dont les cheminées basses et coniques flamboient la nuit comme des yeux de cyclopes. Le travail peut se diviser en trois temps. Les barres de fer sont d’abord empilées dans une fournaise close entre des couches de charbon et soumises à une immense chaleur ; on appelle cela faire souffrir le métal. Au bout de quinze jours de purgatoire, lorsque le fer a absorbé une certaine portion de carbone, lorsqu’il s’est durci et purifié dans le feu, on le retire du four. À partir de cet instant, ce n’est plus du fer, c’est de l’acier[1]. Il s’agit maintenant de le battre ou de le fondre.

  1. On donne à cette première forme de l’acier le nom de blister steel, parce qu’en sortant de la fournaise il est couvert d’ampoules, blisters.